Une des figures les plus utilisées pour donner une idée du Réel est celle de la chute d’un objet, entrainé par une force invisible aussi bien qu’imparable. Le mot Tomber décrit un mouvement d’un supposé HAUT vers un non moins supposé BAS, orientant alors et l’espace et l’imagination qui situe hors-regard l’hypothétique agent de cette force. Et le parlêtre pare alors cet agent occupant cet espace dit au-delà d’un pouvoir conséquent, ce qui colore le verbe tomber d’une enveloppe imaginaire… « Ce qui tombe du ciel est béni », ou encore : ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire !
La science, après Newton, pourtant nous suggère la possibilité d’une pomme plus capricieuse : supposons une pomme dont la masse serait supérieure à celle de la terre : si nous lâchions la pomme, c’est la terre qui monterait à sa rencontre ! Ce qui, de s’écrire, devrait remettre le mot tomber à sa juste place. Et pourtant ! Lorsqu’un savoir apparait dans le réel, il est impossible de ne pas lui prêter un sujet !
C’est ce qui arrive à ce personnage de dessin animé nommé par ses auteurs Coyote, un incorrigible prédateur mu par un instinct irrépressible qui lui désigne comme proie naturelle un nommé Bip-Bip, une sorte de canada-dry d’oiseau : il en a l’appétissante apparence mais introduit dans le monde du coyote ce que l’on peut appeler une véritable trahison de cette force pourtant jusque-là tout à fait fiable… c’est en tout cas ce que même Lacan aurait promis : Le Réel revient toujours à la même place ! Ce qui n’est pas sans produire une certaine désorientation. Ce qui ne cesse pas, de ne pas s’écrire !
L’étrange oiseau de ce dessin animé est nommé par son cri : bip-bip. Ce cri répète à l’infini la suite de phonèmes qui le nomme : appel, ponctuation, injonction, défi, jouissance hors langage et non sans sens, ces fabliaux font rire, rire jaune parfois ! Mais comme le dit Lacan, le Réel, ça commence à trois c’est-à-dire qu’il n’y a là qu’une répétition, qu’une pseudo nomination d’un objet qui ne fera jamais concept. Effectivement, la nature de cet objet cache assez mal une présence dont nous avons reconnu le signe, c’est-à-dire cette mère universelle, cette mère nourricière qui figure en même temps l’objet premier, l’objet du désir et l’objet interdit. Mais aussi l’objet intermédiaire entre l’objet d’une jouissance et celle dont on attendrait la promesse d’un don.
Mais quand le don ne vient pas, la menace — persécutive — commence à apparaître lorsque l’on est sur le point de capturer l’objet. Si on capture l’objet, on perd définitivement le don mais, et là apparaît l’horreur : cette mère pourrait tout-à-fait bien se révéler cannibale pour réintégrer cet objet et annuler sa propre perte ! C’est lui qui devient l’objet de l’Autre, l’objet de cette mère dévoratrice qui pourrait l’incorporer sans autre forme de procès. Au delà de la mère, le Phallus !
Un des épisodes de ce dessin animé — très rare — que j’ai intitulé « La mère » et qui conclut la série proposée évoque l’idée d’un renversement. L’enfant est prié dans un premier temps de s’identifier à ce Bip-Bip, rendu invulnérable par l’étrange complaisance d’un Réel auquel notre pauvre coyote ne peut plus se fier. Mais la résolution de cet épisode pourrait déclencher chez l’enfant une véritable terreur quand l’objet merveilleux que l’on est soi-même se retrouve tout petit face à la puissance maternelle… C’est étonnant que dans les années 50, des auteurs américains aient pu écrire ce scénario dont la visée est de montrer à l’enfant tout puissant qu’il existe quelque chose qui peut lui échapper en permanence, mais qu’il va en même temps être lui-même ce qui fait courir cette incarnation du Phallus, et qu’il serait alors paradoxalement au centre de la toute-puissance tout en devenant lui-même son propre objet persécutif.
Les années 50 sont dites années après-guerre. Il y a dans ce dessin animé un présupposé intéressant dont on voit bien ce qu’il fabrique chez les enfants : une certaine disposition à recevoir quelque « chose » à la place de l’objet qui leur manque, un ersatz de tous les objets du monde. Ils sont alors obligés de quitter ce moment bercé par l’espoir d’une totale satisfaction, sans manque, pour entrer dans le monde de la « réalité », c’est-à-dire du semblant, abandonnant alors l’idée d’un paradis perdu qu’ils essaieront de retrouver toute leur vie à travers une jouissance de substitution. Ce dessin animé destiné à la société américaine est très étonnamment contemporain du travail de Lacan sur l’objet.
Alors, quel rapport avec « ce refus du réel », avec ces caprices du Réel sans cesse mis en scène de façon talentueuse ? (Partage de l’espace possible/pas possible ; dans lequel des étranges objets apparaissent).
Le Bip-Bip est une image réelle d’aucun objet Réel dans la réalité. Il est pure image Réelle comme Lacan le décrit dans le dispositif emprunté à Bouasse. Cette image Réelle donnera dans le monde des représentations un objet virtuel dont il est difficile de cerner l’origine, dont il est impossible de dire si cette image virtuelle est l’image d’un objet réel, ou d’un autre objet virtuel qui n’existe que dans le monde des représentations, ou s’il fonctionne comme pur leurre, image réelle d’un objet inexistant ou hors de portée de nos sens. Un tel objet n’existe ( Lacan écrit ec-siste !) tout simplement pas, mais désigne un lieu.
Pour Freud, c’est une hallucination qui fabrique cet objet qui n’existe pas mais satisfait entièrement la pulsion. C’est un tel objet « manquant » après lequel le parlêtre est prié de courir. Lacan dira à la fin de sa vie que le montage analytique relève d’une escroquerie, mais que cette escroquerie tombe juste, et relève de l’éthique ! Donc si vous introduisez dans le langage la carte forcée de l’objet perdu avec l’appareillage unissant la mère bienfaitrice et un père protecteur, vous obtenez l’apparition de « quelque chose » : Il y a bien entendu du Réel dans la structure, mais on devine, au-delà de la répétition du même, la part d’un montage idéologique dont nous savons aujourd’hui à quoi il conduit.
Est-ce la structure ordinaire et définitive du monde ?
Lacan dira à la fin de son enseignement que cela n’est qu’un cas de figure, mais que la question est beaucoup plus complexe, ce qui l’entrainera à modifier sa façon d’envisager la cure et c’est là tout l’enjeu de l’histoire de ce mot « Refus » qui est au centre de ces journées.
Refus, c’est Versagung en langue allemande. C’est un mot clé chez Freud. Sagen veut dire parler. C’est un dire, le moment où dans la mise en tension du langage apparaît la dit-mension de la parole : la parole c’est le temps ! Je renvoie ici sans le développer au dernier séminaire de Lacan La topologie et le temps, et ce qui permet de souligner que dans ce dessin animé, le Bip-Bip ne parle pas : il y a du Réel dans ce cri, qui esquisse ce que Lacan appelle lalangue.
Entre coyote et Bip-Bip, il n’y a pas de symétrie. C’est une relation non symétrique, hétérogène ! Impaire, ODD ! Ce mot appartient à l’ancienne langue anglaise comme Lacan l’emploie dans son séminaire Le Sinthome.
Voici mon hypothèse : Le « refus » est le nom d’aucun Oui. C’est un moment de sortie de toute dialectique.
Le premier sens de la Versagung pour Freud était proche de la Verwerfung (la forclusion). Il faut attendre les dernières pages consacrées à « l’homme aux loups » pour que Freud écrive : « ein Versagung ist als ein Verwerfung ». La Versagung est autre chose qu’une forclusion. C’est une autre opération qui montre bien qu’il y a une différence dans la saisie du Réel.
Si j’avais un cas clinique à vous proposer afin de montrer la complexité de ce terme de refus, je partirai du mot « ravissement » qui vient à Marguerite Duras pour nommer l’état étrange de Lol. V. Stein, héroïne du magnifique roman, auquel Lacan rendra hommage. Il s’agit de la scène qui ouvre l’histoire : Lol. V. Stein assiste au rapt de son soupirant par une créature séduisante au cours d’un bal et Duras, avec son génie, écrit : « elle les suivit des yeux et lorsqu’elle ne les vit plus, elle s’évanouit ». Les jours suivants, Lol. V. Stein resta dans la prostration de cet entre-deux monde : et Duras en précise le mécanisme : « elle payait-là l’étrange omission de la douleur lors du bal ». Omission est une des traductions possibles du Refus : la Versagung provoque quelque chose qui a un prix c’est-à-dire le ravissement à soi-même. Ce ravissement n’est pas uniquement conscient puisque l’omission porte sur l’affect. Or, pour Freud il n’y a pas de refoulement d’affect. Il existe un refoulement de représentation mais il n’est pas possible de refouler l’affect. Quand l’affect devient massif, il ne peut être que refusé dans les circuits de la conscience au point d’en suspendre la fonction. Ce n’est pas un refus conscient. La structure refuse cet affect qui dans ce cas serait au-delà de l’angoisse et de l’affect du deuil, c’est-à-dire affecté à un sujet au sens lacanien du terme ; représenté par un signifiant, ou encore sujet du fantasme. Au-delà désigne bien sûr l’au-delà du principe de plaisir : la jouissance silencieuse qui est peut peut-être un des noms de ce que Freud appellera Pulsion de mort !
Ce refus est la survie-même de la structure, guettée par le morcellement. Donc, dans la clinique, cela concerne ce qui ne peut même pas être refoulé. Je ne peux, faute de temps, que renvoyer à l’histoire du concept de Versagung, largement documenté dans la littérature psychanalytique. J’en viens donc aux conséquences cliniques de l’extension de cette notion.
Après avoir traduit Versagung par frustration, une opération purement imaginaire, Lacan se rend compte de la complexité de ce terme : c’est le passage de frustration à « refusance ». Lacan se rend compte que traduire Versagung par frustration est une faute idéologique et associée à l’idée que la psychanalyse pourrait faire resurgir chez le parlêtre un état primitif dû à une régression, dont il n’est pas possible de décider si simplement que cela si elle relève d’une régression temporelle ou topique.
« Forclos » ça veut dire qu’une représentation n’a pas été admise dans le symbolique, à un moment donné. Cela n’est pas définitif. Et si l’on pouvait remonter au moment où elle n’a pas été admise, alors on pourrait guérir la psychose. Il faut se souvenir que Lacan dénoncera le côté idéologique de cette mauvaise traduction de Versagung par frustration (je pense tout particulièrement aux séances du 24 mai et 14 juin 1961), comme relevant d’une certaine conception idéologique du rapport mère-enfant dans la psychanalyse et prendra ses distances avec les post-freudiens, pour n’en retenir que la notion de Réel, Symbolique, Imaginaire.
Peut-on imaginer une théorie psychanalytique totalement indépendante des conditions sociales, économiques et historiques ? Et si non, il faut alors donner à de telles errances leur poids de symptômes, ce qui du coup reste valable pour chaque analyste quand il émet la possibilité d’une articulation venant combler une question sensible : nos avancées théoriques relèvent alors d’une « construction » dans notre propre analyse tel que Freud en parle dans un article éponyme. C’est bien sûr une piste pour lire le fameux « le Réel, c’est MON symptôme » de Lacan !
Qui refuse en nous ? Qu’est-ce qui refuse en nous ? Sommes-nous maîtres de ce qui refuse en nous ? Sommes-nous la conséquence de ce qui se refuse en nous devant le Réel comme impossible ? Il faut se souvenir de la définition freudienne du symptôme : un compromis !
Je dirai pour préciser : Le Réel, c’est le non d’aucun oui.
Le Réel c’est un mot, ce n’est pas un concept, c’est une nomination de quelque chose qui « s’inconcepte », qui ne fait pas concept. C’est le sens essentiel de ce que nous dit Lacan. Il n’y a pas possibilité d’énoncer une théorie de la psychanalyse qui ne soit pas prise d’une façon ou d’une autre dans une idéologie, dans l’histoire, et de s’écrire sans reste. Lacan va ainsi jusqu’au bout de sa position d’analysant en reconnaissant que le Réel n’est pas un concept mais c’est son symptôme. Nous fabriquons ainsi l’espoir que soit possible une approche du Réel qui toucherait à l’universel, et que la science ne pourrait pas déconstruire comme elle l’a fait d’un certain nombre de croyances... Mais pour l’instant — et nous sommes assez prisonniers de ce constat -— ce que nous lègue Lacan, il le définit en un mot. Il y a dans la Versagung une petite partie de frustration car nous sommes obligés de croire, d’être la bonne dupe du signifiant, mais ce qui nous guette, si on continue à croire sans entendre la dit-mension de division que cela implique, conduit non à la science mais à une religion, dont on connait l’avenir ! D’où cette prescription éthique qui contient le seul espoir possible : croire mais savoir qu’on croit. Peut être même peut-on émettre l’hypothèse que l’homme d’aujourd’hui refuse de savoir qu’il croit !
Un dernier mot concernant la Versagung : Lacan présente son premier grand ternaire, frustration, privation et castration, comme son invention... Mais, dans le deuxième paragraphe de « L’avenir d’une illusion », Freud se pose la question de l’avenir de son invention qu’il considèrera jusqu’à la fin de sa vie comme inachevée, la psychanalyse, ce qui l’amène — déjà ! — à la production de ce ternaire. Je le cite :
« Par souci de mode d’expression homogène, nous appelons « refusement » (Versagung) le fait qu’une pulsion ne peut être satisfaite, interdit (Verbot) le dispositif qui fixe cette Versagung, et privation (Verschiebung) l’état qu’entraîne l’interdit ».
... dont j’esquisse, en guise de construction, ce débrouillage sur lequel j’arrête ma contribution :
1 - Fait de structure : faute d’objet, la pulsion ne peut être totalement satisfaite que par l’hallucination, c’est-à-dire en dehors du monde ! Il n’y a pas d’objet perdu !
2 - L’interdit recouvre ce fait de structure : le symptôme humanise le défaut de structure dans un compromis : reconnaitre ce qui n’est pas et le faire néanmoins exister.
3 - La privation fait exister un auteur de son propre effet, qui introduit une formule étonnante proche du déni : Le Père (du) Réel, ce que Blaise Pascal avait en son temps déjà formulé : La nature (de l’homme) a horreur du vide !
Annexes :