Journées de Turin 21-22 mai 2005
Si je me suis intéressée aujourd'hui à la place de l'enfant dans la famille c'est qu'il me semble que les modifications du lien social auxquelles nous assistons ont non seulement entraîné une modification de la première unité sociale à laquelle a affaire un enfant lors de son arrivée dans le monde, la famille, mais aussi une modification de la place même qu'il occupe au sein de cette famille.
Jusqu'à il y a encore peu de temps, la famille n'était pas seulement un champ privé ; elle était tout autant le creuset de la vie sociale, le premier lieu où se préparait pour le futur sujet l'accession à la société dont il faisait déjà partie et dont il aurait de plus en plus à faire partie.
C'est cette fonction de socialisation, d'humanisation, qui nécessite pour ce faire d'apprendre à l'enfant, dans le contexte a priori protecteur et aimant de la famille, à consentir à une perte de jouissance, au manque inéluctable qu'entraîne notre condition d'êtres-parlants, que la famille d'aujourd'hui a de plus en plus de mal à réaliser.
D'une part, du fait du social dans lequel elle est baignée qui volontiers voudrait laisser croire à la possibilité d'une jouissance sans limite et de ce fait ne la soutient plus dans cette fonction mais aussi du fait que cette famille est aujourd'hui moins bien articulée au social et n'a plus comme finalité la reproduction de l'espèce et la formation d'êtres pour la société.
C'est pourquoi, au sein de cette famille, l'arrivée de l'enfant ne va plus de soi. Il n'est plus l'enfant que la petite fille attendait de toujours, de cette petite fille qui disait quand je serai grande, je me marierai et j'aurai des enfants.
Aujourd'hui, il est l'enfant désiré ou plutôt l'enfant voulu, voulu ou pas voulu, voulu à un moment précis, voulu surtout non pour la société mais pour soi, en un mot, il est l'enfant programmé qui se doit donc d'arriver au moment où il est attendu.
Par ailleurs, dès sa naissance, il n'est plus, dans bien des cas, aussi spontanément reconnu comme ce petit qu'il faut socialiser, humaniser, éduquer afin qu'il puisse advenir à la subjectivité ; il est bien plus souvent considéré d'emblée comme un sujet à part entière au même titre que les autres membres de la famille et de la société.
Or, comme le dit Jean-Pierre Lebrun dans son article Meurtrier à 3 ans et demi , « contrairement à ce qui circule, l'enfant n'est pas l'égal de ses parents et les droits que nous lui reconnaissons ne rendent pas périmées les contraintes qu'il convient toujours de lui imposer ».
Comment s'étonner alors qu'il y ait, comme le dit très justement Marcel Gauchet dans son article de la revue Le Débat, intitulé L'enfant du désir, « des effets inconscients de cette appropriation consciente de l'enfantement » à quoi je rajouterais des effets inconscients de cette mise en position de l'enfant, dès sa naissance, non plus de sujet en devenir, mais d'emblée de sujet.
Ce sont, je pense, les effets conjugués de cet enfant voulu pour soi et conçu d'emblée comme sujet qui ont modifié l'éducation qu'il recevra de cette même famille.
Dans nos sociétés occidentales, ce mouvement s'est d'autant plus accentué que l'enfant est devenu de plus en plus souvent l'enfant unique et donc surinvesti et hyper protégé. On le protègera à l'extrême aussi bien de tout microbe — et tellement bien que l'on s'aperçoit aujourd'hui que nombre de maladies graves de l'enfant, comme les leucémies qui sont en augmentation, sont liées au fait qu'il n'aura pas pu fabriquer d'anticorps en quantité suffisante — que de toute violence qu'elle vienne des parents, des autres enfants ou des enseignants. On le comblera de toutes les manières possibles, aussi bien affectives que matérielles, tentant désespérément de le mettre à l'abri du manque pourtant nécessaire parce que fondateur et formateur.
Cet enfant voulu, voulu parfois à un coût élevé comme en témoigne ce véritable « parcours du combattant » que représentent les procréations médicales assistées, ne pourra plus qu'être l'enfant obligatoirement aimé, toujours aimé et seulement aimé car comment ne pas avoir un devoir d'amour vis-à-vis de l'enfant qu'on a voulu. Mais cela ne pourra se faire qu'au prix du refoulement de toute motion pulsionnelle contraire et d'une immense culpabilité si par hasard une telle motion venait à ressurgir ne serait-ce que de façon fugace.
Enfin, pour cet enfant, on voudra bien sûr le bonheur, ce qui n'a rien de nouveau me direz-vous : oui, mais il nous faut percevoir que c'est la nature même du bonheur qui a changé. Si les parents voulaient auparavant le bonheur de leur enfant au sein de la société et prenaient la charge de les y préparer au prix de contraintes et d'exigences incontournables, c'est un autre type de bonheur qu'ils veulent maintenant pour leur enfant, un bonheur immédiat, constant et éternel — autrefois attendu dans l'au-delà — et surtout réalisé au travers de son épanouissement individuel, sans frustration, contraintes ou vexations qui ne pourraient que venir l'entraver.
A ce titre, il faudra donc que les parents évitent à l'enfant toute frustration et toute contrainte : il mangera donc quand il a faim, il dormira s'il a sommeil, il sera propre quand il aura décidé de l'être. On fera donc comme si tout cela n'impliquait pas un rythme, donc césures et temporalité, et un apprentissage.
Il serait certainement faux et caricatural de dire que tous les parents agissent aujourd'hui ainsi avec leurs enfants. Mais ce qui est intéressant de souligner, c'est que même ceux qui perçoivent encore la nécessité de ces apprentissages et de ces limitations n'en sont pas moins de plus en plus embarrassés et de plus en plus en difficulté, à quelques exceptions près, pour s'autoriser à procéder ainsi, tellement le discours social véhicule de moins en moins cette nécessité.
Pris dans le discours social du droit de l'enfant, de la liberté de l'enfant et de son autonomie, les parents sont de plus en plus souvent embarrassés pour s'autoriser à exercer la violence nécessaire à cette tache difficile et toujours imparfaite qui est celle d'éduquer les enfants. Mais cette violence refoulée ne pourra que faire retour de façon inconsciente et nous pouvons la saisir ça et là dans les attitudes vis-à-vis de l'enfant qu'on aurait tendance à ne même plus remarquer tellement elles sont souvent rencontrées.
Pour n'en citer que quelques-unes : C'est aussi bien l'enfant que l'on laisse regarder la télévision des heures durant même si ses devoirs ne sont pas faits, voire celui que l'on met devant la télévision, même très petit et avant l'acquisition du langage afin qu'il soit tranquille ; c'est celui que l'on laisse manger sans limite même si cela doit lui coûter une obésité, c'est celui avec lequel on parle fort peu ou au contraire que l'on prend comme confident et qu'on inonde de ses problèmes, oubliant qu'il n'est encore qu'un enfant — c'est celui qu'on ne reprend même plus lorsqu'il fait des erreurs de syntaxe ou de grammaire et ce, même dans des familles appartenant à un bon milieu socioculturel.
Certes, nous ne pouvons qu'être satisfait que l'on prenne en compte aujourd'hui l'enfant et que l'on soit soucieux de son épanouissement surtout quand on sait combien l'éducation d'antan pouvait être rigide et restrictive, voire même brutale. Mais si, au nom de son épanouissement, les parents en viennent à renoncer à exercer la violence nécessaire que comporte toute éducation, c'est à une autre violence, celle-ci non fondatrice et non formatrice, que les enfants auront alors affaire.
Comme l'a dit Elena ce matin, nous sommes passés en quelques décennies, d'une organisation sociale verticale, organisée par une fiction théologico-politique qui reconnaissait une place d'extériorité, une place d'exception, celle de Dieu et qui conférait aux représentants qui l'occupaient ( le Roi — l'Etat - le père ) une autorité par tous reconnue tout comme la charge de la soustraction de jouissance nécessaire à l'accès au désir, nous sommes donc passés de cette organisation sociale verticale à une organisation sociale horizontale qui se voudrait affranchie de cette place d'extériorité avec, comme conséquences, l'abolition de toute différence et l'espoir de pouvoir d'accéder à une jouissance sans limite.
Or, si cette place d'exception n'a nullement besoin d'être occupée pour avoir son efficace, sa place logique n'en demeure pas moins nécessaire. Rien d'étonnant alors que dans un social qui a de plus en plus tendance à dénier la nécessité logique de cette place, les parents soient de plus en plus en difficulté pour se soutenir dans leur fonction éducative et occuper le temps nécessaire à la subjectivation de leurs enfants cette place d'exception. Comme le dit très justement Jean-Pierre Lebrun « pour que cette place logique soit inscrite, il a fallu qu'elle s'inscrive et pour que cette inscription ait lieu, il faut un temps d'imprégnation pendant lequel la place doit être — momentanément donc — substantiellement occupée.
Faute de quoi l'enfant ne pourra que rencontrer d'énormes difficultés, arrivé à l'âge adulte, à se séparer de ses parents comme à prendre sa place dans la société. S'il veut se donner quelques chances d'y arriver, il devra donc lui-même prendre la charge de cette inscription et pour ce faire s'imposer lui-même la limite nécessaire à l'inscription de la soustraction de jouissance. Mais dans ce cas sa tache sera rendue difficile, tout se passant comme si l'inscription, à peine réalisée, s'effaçait, obligeant le sujet à sans cesse renouveler l'opération. Par ailleurs, devant assumer lui-même la charge de mettre la limite, il pourra être amené à le faire de façon excessive. Or, il faut se rappeler que si la limite inscrit une perte de jouissance, elle n'en autorise pas moins tout un champ de possibles qui risquera de se trouver, dans ce cas, fort restreint.