Journées de Milan - 17 et 18 septembre 2005
La psychanalyse essaye de mettre un peu d'ordre en ce qui concerne les rapports de l'un et l'autre sexe. Pour rendre maniable, articulable, ce à quoi nous avons affaire, Lacan va donner à cette articulation une référence logique. Pendant plusieurs années il va élaborer dans son séminaire ce que l'on appelle le tableau de la sexuation qui sont les formules logiques de la sexuation. Elles cherchent à rendre compte logiquement d'une façon différente de désirer pour une femme et pour un homme Mais aujourd'hui, l'idéologie égalitaire pousse à ce qu'il y ait une symétrie dans les modes de subjectivation du désir.
J'essayerai de monter que l'anorexie qui est de plus en plus fréquente peut être considérée comme une tentative d'établir une symétrie entre les deux modes de subjectivation du désir et que nous pourrions la considérer comme une réponse au désir de l'Autre social, réponse à cette question dans le champ de la culture, chacun son désir mais sur un mode paritaire.
Je commencerai par une remarque générale : pour Lacan le désir de l'homme ou de la femme ne s'organise pas directement d'une référence phallique, il l'origine d'un processus essentiellement topologique puisque ce sont les cercles de la demande dans l'Autre qui organisent le désir pour le sujet. C'est la topologie du tore qu'il développe dans le séminaire sur l'identification. La sexuation, c'est le fait qu'il y ait une façon différente de se situer en tant qu'homme et en tant que femme par rapport au phallus, objet cause du désir, c'est-à-dire au manque. Tout ce qui peut s'écrire dans l'inconscient de la sexualité, ne l'est que comme manque, c'est-à-dire à la place de ce qui pourrait s'écrire du rapport sexuel qui ne cesse pas de ne pas s'écrire. Ce manque est de l'ordre de l'essence de l'homme, c'est-à-dire de son désir et Lacan propose un mathème de cette façon différente de désirer pour un homme et pour une femme. Il écrit le désir de la femme A (j) grand A barré entre parenthèse petit phi qui est le phallus dont on s'imagine qu'il est le "petit pipi" et le désir de l'homme F (a) grand phi entre parenthèse petit a où phi note le signifiant phallus. A la place de ce qui pourrait s'écrire du rapport sexuel, le sujet rencontre les impasses engendrées par la jouissance sexuelle qui met en jeu le phallus ce qui fait que la jouissance est vouée aux différentes formes d'échec, la castration pour la jouissance masculine, et pour la jouissance féminine plus précisément la division puisqu'elle a une jouissance supplémentaire par rapport à la jouissance phallique. Et Lacan propose de traiter la finalité de la jouissance dans une structure comparable à celle de la logique de la castration.
Il établit les formules de la sexuation plutôt que celles de la sexualité car si la sexualité est au centre de ce qui se passe dans l'inconscient, l'inconscient lui ignore la différence des sexes. Sans doute qu'aujourd'hui la sexualité prend le pas sur les questions de sexuation. Que l'on se dise homme ou femme, c'est au titre du signifiant que l'on existe au niveau du sexe d'où l'élaboration de ces formules.
Dans cette élaboration logique je voudrais surtout reprendre la question de l'exception qui n'existe pas du côté droit du tableau, c'est-à-dire du côté de la part femme des êtres parlants. Lacan formalise dans un tableau de quatre propositions l'écriture de la part femme et de la part homme des êtres parlants où chacun a le choix de venir s'inscrire. Pour qu'il y ait une circulation entre ces quatre propositions, il faut qu'il y en ait un qui existe. C'est sur cette question de l'existence que je voudrai insister. L'existence tourne autour du Un, il n'y a que le Un qui existe. Et c'est du coté où la part homme des êtres parlants vient s'inscrire, qu'il y en a un qui existe. Dans le discours analytique il est nécessaire qu'il en existe un qui dise non à la castration. La castration c'est que tout laisse à désirer et il en faut un pour qui rien ne laisse à désirer. C'est la fonction du père. Il y en a au moins un qui dit que non à la castration et il existe car le propre du dire c'est d'exister par rapport au dit. C'est l'exception, elle est liée à un dire et rend possible que tous les autres y soient confrontés. C'est donc la fonction phallique qui rend possible l'universalité d'un tout homme. Nous voyons que pour fonder la règle, l'exception est nécessaire, mais ce nécessaire de l'exception et le possible que tous les autres y soient confrontés sont noués logiquement. Mais remarquons que Lacan reprend la logique modale d'Aristote en en inversant les propositions, il oppose nécessaire et possible puis impossible et contingent.
Mais cet au-moins-un n'a de sens que si nous le joignons à l'inscription de ces quatre termes qu'écrit Lacan en s'appuyant sur la logique des quantificateurs car ces quatre termes forment un ensemble. Ces formules essayent de rendre compte logiquement des positions sexuées de la femme et de l'homme mais l'un par rapport à l'autre et pas chacun de façon autonome.
Donc du côté homme, il est nécessaire qu'il en existe un qui dise que non à la fonction phallique pour que soit possible l'universel des hommes, d'où il peut du coup être dit comme Freud l'énonce qu'il n'y a de libido, de désir, que masculin, ce qui est une erreur dit Lacan mais qui a tout son prix, alors que du côté de la part femme des êtres parlants, il n' y a pas d'exception, il n'existe pas un x pour dire non à la fonction phallique. Il n'y a pas de fonction unifiante du côté de l'existence. Il n' y a pas de "la femme" (la, article défini,) comme il peut y avoir du père, donc il n'y pas de constitution possible d'un universel féminin, cela ne permet aucune universalité. Nous devons donc écrire la fonction du pas-tout. C'est une fonction inédite qui n'est pas dans la logique des quantificateurs et que Lacan invente : il n'est pas-tout à sa place dans la fonction phallique. Du point de vue modal il oppose impossible et contingent.
Il n'est pas impossible qu'une femme connaisse la fonction phallique, c'est contingent mais il est impossible qu'il y en ait une qui dise que non, du point de vue modal c'est le lieu de l'impossible donc du réel. L'essence de la femme n'est pas la castration, c'est à partir du réel qu'elle prend son rapport à la fonction phallique, réel qui ne saurait être tout symbolisé par le signifiant phallique.
Alors est-ce que c'est parce qu'étant castrée de départ qu'une femme n'a pas besoin comme l'homme de constituer un incastrable dans l'exception pour fonder un universel ? Elle échappe ainsi en partie à la castration et va chercher ailleurs sa jouissance supplémentaire. Pourtant si nous devons écrire que pas tout x s'inscrit dans la fonction phallique, nous pourrions aussi nous attendre à ce que cela implique l'existence d'un x qui y contredit, ce qui est vrai mais à condition qu'il s'agisse d'un fini. Dans le fini, si on contredit à l'universel il y a un particulier, c'est l'exception qui existe mais si nous avons affaire à l'infini, il n' y a pas d'existence, or de ce coté des êtres parlants, il y a une jouissance mise en jeu qui au regard de la jouissance phallique est de l'ordre de l'infini et c'est pour cela que nous ne pouvons pas dire "La Femme". Nous pouvons à la rigueur la poser comme une existence mais indéterminée.
L' objet a introduit bien une finitude dans l'Autre mais cette finitude ne trouve son statut qu'avec l'acceptation de la jouissance phallique, ce qui n' est pas le cas du coté femme.
Il y a donc un non dénombrable que Lacan situe entre le zéro et le un comme les nombres réels.
Il y a donc du côté homme un ensemble fini et du côté femme un indénombrable.
Dans le tableau de la sexuation, entre le haut et le bas, c'est dans la contradiction que peut s'énoncer une particularité c'est-à-dire quelque chose de l'ordre de l'existence, alors que du coté droit il y a un indécidable entre le haut et le bas.
La fonction phallique supporte donc les quatre formules propositionnelles de la sexuation avec ce choix pour la part femme des êtres parlants d'être ou pas dans la fonction phallique.
Alors comment la jeune fille anorexique se dispose par rapport à ce choix ?
Je voudrais essayer d'avancer que la jeune fille tente de cette façon de résoudre le pas-tout en établissant un rapport privilégié avec le phallus maternel.
Il est habituel de dire que le phallus ne se donne pas mais qu'il se transmet par l'opération de la castration. Mais pour que le sujet entre dans la dialectique des échanges il faut, dit Lacan, que le phallus soit élevé à la dignité du don et il précise que le désir vise le phallus en tant qu'il doit être reçu comme don.
Je proposerais de considérer que la jeune fille élève le phallus maternel à la dignité du don.
La fille n'a pas symboliquement le phallus mais elle peut le recevoir du père si elle donne en échange un enfant qui prend alors le statut de substitut du phallus suivant la loi de l'échange symbolique. Elle attend le phallus de sa mère puis de son père mais c'est en tant qu'elle va y renoncer sur le plan de l'appartenance qu'elle pourra l'avoir comme don du père et en échange se donner ou donner un enfant.
Au début c'est la mère primordiale qui est supposée être le support de la signifiance phallique et serait donc susceptible de le donner. C'est l'opération que la mère peut être tentée de réaliser avec sa fille. La particularité de l'anorexie mentale c'est que la jeune fille va participer activement au vœu maternel d'être une toute puissante donatrice ou va en prendre, elle-même, l'initiative. Elle peut refuser d'attendre l'objet du père ou d'un homme et préférer se sacrifier à célébrer la toute puissance maternelle.
Pour réaliser cette opération elle va privilégier une relation duelle mère fille qui exclura le père, réalisant ainsi un véritable déni du Nom-du-Père.
Au vœu maternel d'être une donatrice toute-puissante va répondre le sacrifice de la jeune fille mais qui n'aura alors pas d'autre choix que de refuser l'objet sinon elle détruirait cette toute -puissance maternelle.
Cette opération se déroule sur un axe imaginaire ce qui permet que puisse éventuellement s'inverser en son contraire cette relation de dépendance très forte d'amour et de haine, ce qui rend le traitement très difficile.
Si l'hystérique se met en position d'attendre du père la solution de sa castration, l'anorexique se met en position de l'attendre de la mère.
L'accès au phallicisme se fera alors par une donation maternelle qui est une possibilité de transmission qui permet d'éviter la castration. Cette modalité clinique où le privilège est accordé au phallus maternel plutôt que paternel, me semble d'ailleurs se développer en clinique, ce que confirme sans doute l'augmentation de fréquence de l'anorexie mentale.
L'anorexie de la jeune fille concerne bien sur la question de la féminité et du désir de la femme.
C'est dans ce moment de passage que la jeune fille va privilégier le phallus maternel plutôt que le phallus paternel, celui qui parle du sexe, « est-ce que ma mère a une sexualité, non c'est trop bestial » disait une jeune fille.
Dans ce moment de remaniement qu'est la puberté, il y a cette difficulté pour la jeune fille de devoir devenir femme sans avoir l'appui d'un trait d'appartenance qui garantirait sa féminité, ce qui peut naturellement apparaître comme une injustice.
Aujourd'hui le discours social valorise la minceur comme trait de la féminité et la jeune fille peut être tentée de l'inscrire comme un trait d'appartenance qui vaudrait comme universel de l'ensemble des femmes. Nous pourrions peut-être considérer ce désir comme une modalité de réponse à la question hystérique de la mère : qu'est ce qu'une une femme ? Cette hypothèse est à articuler à ce que dit Lacan à propos de l'hystérique qui désire qu'il y ait un universel des femmes mais si une femme en résulte, ce désir doit rester insatisfait, ce ne saurait être l'hystérique.
La minceur peut ainsi valoir comme une castration mais une castration imaginaire qui sera donc toujours à revalider. Une jeune fille me disait que ce qui l'avait poussé à maigrir n'était pas qu'elle était trop grosse mais qu'elle était toujours trop grosse. Cependant le système mis en place n'est pas organisé par un manque symbolique, celui que met en place la fonction paternelle. C'est un système de comptes et de calculs mais les gains et les pertes y sont réels.
Elle peut tout compter, les calories bien sur mais elle peut aussi comme le disait une jeune fille, pouvoir dire par exemple après les repas, combien de cuillères et de coups de fourchette elle avait absorbé, mais aussi le temps de travail, le temps de sommeil, les activités physiques peuvent être l'objet de calculs très précis.
Par contre avec le phallus paternel, le compte n'est jamais bon, il y a un arbitraire, il n'y a pas de juste répartition de la jouissance, elle diffère pour une femme et pour un homme mais ils ont en commun le phallus comme tiers.
Dans ce moment de passage à une vie sexuée adulte, la jeune fille peut refuser cet ordre qu'établit la fonction paternelle, c'est-à-dire la coupure de cette relation au phallus maternel et préférer s'engager dans une féminité qui ne dépende plus de cet arbitraire où les filles et les garçons ne sont pas traités de façon identique.
Nous avons vu qu'il n'y pas d'universel du côté des femmes, pour le fonder il faudrait une exception. Pour Lacan, l'exception n'est pas mythique comme pour Freud, c'est la fonction inclusive, pour énoncer quelque chose de l'universel il faut qu'il soit enclos, enclos par la possibilité négative. Et c'est l'existence qui joue ainsi le rôle de bord.
En faisant de la mère ou de quelqu'un d'autre une toute puissance donatrice, l'anorexie constitue cette exception et en fait ainsi exister au moins une qui dit que non à l'ensemble que constitue les femmes castrées.
Pour réaliser cette opération, elle va choisir le champ de l'oralité et faire exister la grande donatrice orale, c'est la figure de la grande nourricière. De cette façon elle peut tenter de fonder un universel des femmes qui pourrait résoudre le pas-tout, toute femme pourrait ainsi avoir un rapport à l'objet par donation. En tentant ainsi l'écriture d'un toute-femme elle essaye de fonder un ensemble des femmes symétrique à l'ensemble des hommes.
Elle tente d'établir une symétrie pour une femme et pour un homme quant à la subjectivation du désir.
Elle ne fait pas l'homme comme l'hystérique, elle tente d'établir un universel des femmes en en faisant exister une qui le contredit.
Elle réalise ainsi une transmission de mère en fille qui permet d'envisager un statut féminin qui ne soit plus soumis aux aléas des rencontres et des maternités mais qui présente une certaine garantie. Elle peut penser le trouver dans la pseudo scientificité du calcul.
De cette façon la jeune fille anorexique tente de résoudre le pas-tout pour résoudre l'injustice. Elle tente de fonder un universel à partir de l'existence d'un particulier. Mais le-pas tout est une fonction du côté de laquelle il n'y a pas plus d'universel que d'existence dans le particulier.
La question que je vous soumettrai pour terminer est la suivante : peut-on dire qu'aujourd'hui sous l'effet de l'Autre social démocratique et scientifique, il y aurait une tendance à résoudre la fonction du pas-tout, pas-tout qui non seulement spécifie le côté femme mais qui est le support du sujet et dont aussi relève le psychanalyste ?
Résoudre le pas-tout c'est-à-dire constituer un universel, une totalité qui suture la béance. En ce qui concerne la sexuation il y aurait le souhait de constituer deux ensembles identiques, l'ensemble des hommes avec son fantasme et son désir et l'ensemble des femmes avec également son désir et son fantasme. Et cela sous l'effet de la recherche d'une certaine autonomie dans l'économie du désir pour chaque sexe, c'est-à-dire que chacun se donne à soi-même sa loi, refusant dorénavant de la recevoir d'un autre, de la recevoir de l'Autre.
Un désir d'aujourd'hui qui serait paritaire, ce qui ferait que les femmes feraient les femmes et les hommes feraient les hommes mais avec alors ce que cela impliquera d'effets de ségrégation entre les hommes et les femmes.