Nous nous trouvons dans un contexte social où la loi consumériste fonctionne semble-t-il à plein rendement, les objets de consommation offerts à notre jouissance et produits par le « discours technoscientifique » sont de plus en plus nombreux et viennent métonymiquement se substituer à cet objet perdu, condition de notre subjectivité, d'une manière qui apparaît de plus en plus accélérée au point où nous avons l'impression d'en perdre la tête!
Nous nous trouvons dans un contexte social où la loi consumériste fonctionne semble-t-il à plein rendement, les objets de consommation offerts à notre jouissance et produits par le « discours technoscientifique » sont de plus en plus nombreux et viennent métonymiquement se substituer à cet objet perdu, condition de notre subjectivité, d'une manière qui apparaît de plus en plus accélérée au point où nous avons l'impression d'en perdre la tête! « La signification du phallus » (J.Lacan Ecrits p.685 et suivantes) en tant que référence obligée et marquant phalliquement les objets métonymiques ne semblent plus fonctionner. Ce n'est qu'un truisme de dire que l'image dans notre social a supplanté l'écrit et la parole et qu'elle envahit tout le champ de nos relations humaines. Elle paraît faire maintenant référence à la place du signifiant phallique.Nous savons, certes, qu'il y a une image primordiale, indispensable à la mise en place de la subjectivité que Lacan a nommé l'image spéculaire du corps, qui est une image virtuelle qui se constitue pour le sujet dans sa relation à l'Autre, c'est-à-dire au sein de repères symboliques. A signaler que cette image est manquante, incomplète, qu'il y a un « reste » non spécularisable dans cette première aliénation imaginaire, « reste » qui demeure non symbolisable, c'est-à-dire un « réel », un impossible, qui sera à jamais perdu et auquel le sujet n'aura accès que par ses effets. (voir « Ecrits » P.647 et suivantes).
A contrario, les images « envahissantes » de notre monde (T.V., cinéma, jeux vidéo etc...) sont des images réelles au sens de l'optique qui peuvent être d'ailleurs numérisées et ainsi reconstituées en base binaire. Les mondes qu'on appelle « virtuels » ne sont en fait que des images réelles de synthèse et nous pouvons nous demander si ce n'est pas pourquoi elles nous fascinent tant, nous hypnotisent en tant qu'elles ne manqueraient de rien? Dans son « schéma optique » (Ecrits p.673) Lacan nous propose par homologie au miroir de Bouasse, une image réelle, constituée à partir du cortex cérébral officiant ici comme miroir concave. Cette image réelle il l'écrit i(a) et cette écriture avec « a » entre parenthèses nous signale que ce « a », cet objet est déjà perdu d'emblée. A remarquer cependant que dans son article « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » (P.647 et suivantes des Ecrits) ou dans son séminaire I « Les Ecrits Techniques de Freud » il y a un changement dans le dispositif optique entre le miroir de Bouasse, figure 1 p.673 et la figure 2 p.674 dans le sens où, dans la figure 1, ce sont les fleurs « a » qui sont dans la boîte alors que dans la figure 2 c'est le vase (représentant le corps ou le « peu d'accès qu'a le sujet à son corps » qui va entourer les fleurs(a). Ce n'est que dans la reprise par le miroir plan et dans l'image virtuelle qu'il y a la « figuration » de la perte de cet objet « a » où l'image est vue par l'observateur là où elle n'est pas (à l'inverse de l'image réelle qui se voit là où elle est). A remarquer que ce « schéma optique », et aux dires de Lacan, demeure dans un registre imaginaire comme analogie des structures (intra)psychiques (p.674) ce qui n'est pas le cas quand il fait référence à la perspective où il nous dit que « celle-ci n'est pas l'optique » (p.273 de la leçon du 4 Mai 66 L'objet de la psychanalyse Inédit A.L.I.) et qu'il détermine ainsi cet objet évanescent qu'est le « regard ».
Ces quelques lignes de préambule pour nous demander qu'est-ce qui fascine tant nos enfants « scotchés » devant l'écran de leur console de jeux?
Trois cas cliniques pourront peut-être nous éclairer dans notre recherche:
Le premier est un enfant de 12 ans, Eric, adepte depuis son plus jeune âge aux jeux vidéo dont la problématique oscille entre des relations difficiles sur le mode agressif tant au sein de sa famille qu'au collège et des difficultés d'investissement scolaire chez un garçon tout à fait intelligent.Trois thèmes reviennent régulièrement au fil des séances:
- les jeux vidéo avec des personnages qu'il dessine d'une façon très simpliste et il m'explique ce qui se passe dans son jeu ce qui n'est pas difficile à comprendre la plupart du temps, il s'agit de bataille généralisée où le plus puissant et le plus malin gagne, voire parfois il s'ensuit une destruction complète des protagonistes. Il commente tout cela d'une façon très vivante et nomme tous les personnages sans en oublier aucun: sa connaissance sur ce sujet paraît sans faille. Nous nous situons là dans un monde imaginaire paranoïaque où l'agressivité répond en miroir à celle de l'autre jusqu'à ce que « mort s'ensuive ».
- Le deuxième thème sont ses relations avec trois ou quatre copains, petit groupe plutôt fermé dont il est le leader, qui se bagarre de temps à autre contre d'autres collégiens, qui organise ses propres jeux ou discussions tournant autour des jeux vidéo.
- Le troisième thème qui revient de temps à autre sont ses disputes avec sa soeur cadette qui vient l'interrompre dans ses « calculs guerriers vidéoscopiques »: « Elle me fait chier » me dira-t-il crûment sans questionnement à ce sujet.
A signaler aussi des moments « d'abattement » assez rares où « il ne vaut plus rien » avec des idées de suicide exprimées. Il se présente la plupart du temps sur un mode tonique et affable. Inutile de dire qu'il est pour sa mère le « petit génie » de la famille tandis que le père participe aux jeux vidéo de son fils sous forme de compétition. La limite instituée par la parole parentale fait défaut et c'est la fatigue réelle du corps qui va l'instaurer, éducation « rousseauiste » pourrait-on ajouter!
Un jour, venant à sa séance, il me dit: « Vous savez aujourd'hui, j'en ai marre! je ne dors plus! J'entends des coups de fusil toutes les deux ou trois minutes! » Je lui demande quand tout cela a commencé? « J'étais avec mes copains autour de chez moi; on jouait à la guerre et on chahutait. Un chasseur a tiré des coups de fusil non loin de là. J'ai eu peur et quelques heures après j'ai entendu ces coups de feu qui sont devenus de plus en plus rapprochés dans le temps et qui m'empêchent de dormir ». Ces coups de feu survenaient « dans sa tête », hallucinations dont il identifiait le caractère pathologique et qui se répétaient au fil du temps pour devenir infernales, l'envahissant jour et nuit ce qui a nécessité la mise en place d'un traitement neuroleptique léger. Très rapidement, les hallucinations ont disparu et Eric a repris son sommeil et ses activités . Que s'était-il passé?
Bien entendu, « le coup de feu » revient dans le réel sous forme hallucinatoire. Mais nous ne préjugerons pas de la structure, psychotique ou autre. Cela demeure pour nous une interrogation. Toujours est-il qu'un phénomène psychotique a eu lieu. Cet adepte des jeux vidéo, peu limité dans sa passion par des parents très tolérants, s'est complu dans un monde imaginaire « jouissif » dont l'inscription symbolique apparaît comme fragile. La limite symbolique plus ou moins forclose réapparaît dans le réel sous forme hallucinatoire pourrait-on dire. Cet épisode a été pour Eric et ses parents « un coup de semonce »: depuis, ces derniers ont instauré des limites temporelles dans ces jeux qu'Eric a acceptées de bon aloi. Ses séances continuent et seul l'avenir nous dira, peut-être et après-coup, de quoi il en retourne au juste.
Le deuxième cas est celui d'un enfant de 6 ans et demi qui m'a été adressé du fait « d'avoir tué sauvagement un pigeon » dans la cour de l'école avec un camarade. La violence de l'acte et son acharnement ont inquiété la maîtresse d'école. Harry, lors de notre première rencontre, se présente comme un enfant intelligent et sympathique. Il se sent très coupable de son geste pour lequel d'ailleurs il a été justement puni. La mère ainsi que le père sont très inquiets de ce comportement « meurtrier ». Les parents viennent de se séparer et c'est dans ce contexte que l'évènement a lieu. Harry, aux dires de la mère, est très attaché à son père qui vient de reprendre une vie commune avec son ex-épouse. Ce père est très présent malgré tout auprès de son fils et comme référent dans la parole de la mère. Le « meurtre » du pigeon ne semble pas poser a priori de grand mystère d'interprétation: son père le laisse tomber ainsi que sa mère et c'est le pigeon qui prend! Mais n'est-ce pas trop vite dit, trop vite pigé? Au fil des séances apparaît un autre élément par la bouche du père qui se rappelle que vers 3-4 ans, Harry devenait « fou furieux » quand on le regardait en train de jouer un personnage de jeu vidéo « dragon ball Z ». Il ne tolérait aucune intrusion dans son jeu auquel il tenait beaucoup, le père, à l'époque, jouant avec lui. Le regard de l'Autre était vécu comme « persécutoire », élément d'intrusion intolérable dans son monde ludique paranoïaque. Outre la première interprétation que l'on peut entendre comme un appel au « père » et à sa loi, ne devrions-nous pas aussi tenir compte de la tendance au fonctionnement paranoïaque dans un contexte où prime l'imaginaire? Harry est cependant un bon petit névrosé qui va d'ailleurs reprendre rapidement le fil de son existence.
Le troisième cas est celui d'un adolescent de 14 ans qui présente des réactions très agressives envers ses parents quand ceux-là lui interdisent ses jeux vidéo. Jules est un élève brillant qui ne posait jusqu'alors aucun problème particulier au collège. Depuis un certain temps, ses notes baissent et ses professeurs sont inquiets à son sujet. Que se passe-t-il ou que s'est-il passé? Certes, la « crise » d'adolescence et la remise en question des idéaux parentaux. Mais écoutons Jules et ses parents: après plusieurs années de dur travail et de formation, son père vient d'être muté dans la région, la famille quittant alors son territoire d'origine avec tous les liens adjacents. En ce qui concerne Jules, il se sépare d'amis de longue date et paraît dans un premier temps bien accepter le changement. Quelques mois plus tard, les tensions augmentent, les réactions agressives se multiplient, parents, professeurs sont déconcertés. Jules tend à prendre refuge dans les jeux vidéo et tolère de plus en plus mal qu'on l'en soustraie. L'intelligence de ses parents et de ses professeurs lui a permis par son travail analytique de ne plus se cantonner dans un monde imaginaire frustrant et discriminatoire mais de passer à un monde plus symbolique et plus apaisé, passage du signe au signifiant pourrait-on dire.
Nous nous interrogions à travers ces exemples cliniques sur l'intérêt passionnel que portent certains enfants et adolescents (parfois des adultes), en général des garçons, à ces jeux vidéo. A remarquer que, dans les trois cas, ces garçons ont une grande difficulté à renoncer à ces jeux même si la limite symbolique se pose différemment pour chacun d'eux. La jouissance activée par leur pratique et qui anime pensons-nous la captation imaginaire, comment la qualifier? Si quelques jeux privilégient l'énigme (qui renvoie à celle du désir de l'Autre selon nous) et la quête de sa résolution avec un gain narcissique,la plupart d'entre eux se débattent dans un champ purement imaginaire du tout ou rien. Cette jouissance à notre avis n'est pas une jouissance phallique, « hors corps » comme le dit Lacan, jouissance fugitive et limitée. Bien au contraire, celle-là concerne le corps dans deux dimensions:
- d'abord, dans sa dimension narcissique, celle que nous avons décrite dans le préambule, image du corps infiltrée par le langage et déterminée par des coordonnées symboliques avec l'assentiment du regard de l'Autre.
- et dans la dimension « scientifique » ou plutôt « technoscientifique » et là nous faisons référence au livre de Jean-Paul Hiltenbrand « Insatisfaction dans le lien social » au chapitre « Technoscience et Jouissance du corps », nous le citons (p.141 de son ouvrage): « Il existe deux imaginaires du corps, qu'il est essentiel de distinguer,[…]:
- l'un est un imaginaire plaqué sur le corps réel, celui de la science, il est hors langage mais, comme on vient de l'apercevoir, pas totalement hors du discours social,
- l'autre est le corps spéculaire narcissique[…]. »
C'est à ce premier imaginaire « plaqué sur le corps réel » auquel nous entendons rapporter cette autre jouissance ou plutôt cette jouissance Autre que peuvent éprouver ces enfants et adolescents dans le maniement de leurs jeux issus, bien entendu, du discours technoscientifique. N'est-ce pas là l'une des raisons de leur aliénation?
Nous laisserons, bien entendu, au lecteur l'ordonnance des visées éducatives.
Gilbert Letuffe
Bibliographie :
- Jacques Lacan :
Ecrits Seuil
Séminaire: « L'objet de la psychanalyse ». Inédit ALI
- Jean-Paul Hiltenbrand:
Insatisfaction dans le lien social.Eres.2005
- Article du Monde du 3 Mai p.26: « Drogués aux jeux virtuels »