Philippe Candiago : Bonsoir. Ce soir, le docteur J.-P. Hiltenbrand est parmi nous dans le cadre de ce groupe de travail Psychanalyse dans le champ social pour nous parler, à notre demande, de la question de l’identité aujourd’hui sous le titre L’identité et ses errements.
Jean-Paul Hiltenbrand : Une première remarque et distinction est à faire : celle entre identité et identification. Distinction fondamentale puisque ce sont deux processus que depuis les premières formulations de Freud nous sommes arrivés à distinguer. Si l’identité et l’identification sont articulées correctement, cela va éviter la polémique que certains analystes ne manquent jamais de provoquer. En effet l’identification est un processus alors que l’identité est un statut. Vous voyez déjà qu’il y a là une différence considérable. Cela veut dire que l’identification peut participer à la mise en place de l’identité bien sûr, mais cette identification n’est jamais le tout de l’identité et nous verrons pourquoi au cours de ce développement que je vais faire.
Je prends par conséquent un peu de temps pour présenter à grands traits cette différence. Comme beaucoup d’entre vous le savent, l’identification consiste à prélever un trait de la personne aimée voire haïe — cela arrive aussi — à prélever un trait et à l’intégrer dans sa propre subjectivité. Ce trait peut être absolument n’importe quoi, un toussotement, un symptôme, un fantasme, une forme linguistique, une marque de cigare qui traîne sur le bureau de l’analyste, etc. Comme on peut l’apercevoir dans le catalogue de cette diversité d’objets que je ne développe pas évidemment, il est extrêmement difficile de caractériser au travers de ce catalogue, le processus sinon à souligner que c’est le trait d’une personne dite aimée.
En effet, les trois formes d’identification que vous trouvez chez Freud, c’est-à-dire l’identification hystérique, l’identification à la peine de la petite amie, l’identification au père, etc., dans toutes ces identifications on discerne mal la nature du mécanisme subjectif ; en revanche ces processus vont participer à la constitution du Moi idéal ou de l’Idéal du moi, c’est-à-dire à quelque chose qui participe de la fonction imaginaire du moi ou du sujet ou de son processus d’idéalisation. Se trouvent toujours associés Idéal du moi, Moi idéal, processus d’idéalisation et courant idéologique que vous pouvez repérer au regard de la société dans laquelle vous vivez. Si par exemple — j’ajouterais que la causalité en quelque sorte de ce processus c’est de fournir une sorte d’assise au sujet ou au moi de ce sujet — mais si est pris comme critère par exemple le Surmoi, c’est-à-dire l’instance morale, on s’aperçoit qu’il aboutit au même caractère symbolique constitutif du sujet. Finalement, le partage qu’on peut apercevoir dans le processus d’identification — je parle bien de l’identification — est un partage qui se fait entre Imaginaire et Symbolique et lorsque vous poussez votre étude un peu plus loin dans ce que Freud en dit par exemple dans Deuil et mélancolie, là, Freud le repère comme étant un objet du choix d’objet primordial, ce qui est encore quelque chose d’autre, puisqu’il ne s’agit non plus d’un objet situé de façon contemporaine mais bien de quelque chose qui est inscrit dès le départ dans son caractère primordial.
Au fond, et je pense que c’est là que réside l’important, c’est que tous ces échafaudages que fait Freud ont surtout pour fonction de permettre de saisir et de suivre, voire d’expliquer le cheminement de quoi ? Eh bien des exigences pulsionnelles ; voilà quelque chose tout à fait important à souligner : la fonction d’identification n’a pas d’autre but que de permettre d’orienter ses exigences pulsionnelles puisque comme vous le savez ou pourriez le savoir, lorsque le sujet est devant ses exigences pulsionnelles, y répond en premier lieu tout l’appareil du jugement et de l’idéalisation. Il ne faut pas croire qu’aujourd’hui, il y aurait une telle dissolution de l’instance morale, comme cela se raconte assez volontiers, on rencontre quand même des individus, homme ou femme, dont l’exigence pulsionnelle a la vertu de faire surgir l’élément d’idéalisation ou de jugement qui va interdire en quelque sorte la pulsion et permettre son refoulement. Autrement dit, ce que Freud appelle Surmoi, Idéal du moi et Moi idéal sont du même coup toutes des instances d’identification.
Pour prendre une illustration récente, vous avez pu, si vous avez suivi l’affaire un peu rigolote si on peut dire, de DSK [Dominique Strauss-Kahn] : il a parfaitement fait apparaître le moralisme des juges et leur refoulement alors qu’il n’y avait pas d’acte répréhensible selon la loi. Les juges d’instruction étaient à peu près dans la même disposition que dans l’affaire d’Outreau. Pour un peu, DSK faisait renouveler cette chose. Vous voyez, c’est tout à fait matérialisable dans notre subjectivité moderne.
Pour reprendre les choses du côté de Lacan, lui, définit l’identification comme identification au signifiant et fonde cette opération sur la constitution de l’Idéal du moi, de cet idéal dans sa version symbolique. Je passe peut-être un peu rapidement sur quelque chose qui est sensible, à savoir que dans le texte de Freud — essentiellement celui de Massenpsychologie et dans le Moi et le ça — Freud parle plusieurs fois de Ichideal et d’Idealich. Ce sont des termes qui se traduisent en français par Moi idéal et Idéal du moi et ce qu’il faut savoir, même si certains traducteurs ont créé la confusion, c’est que le Moi idéal est une instance imaginaire alors que l’Idéal du moi est une instance symbolique. Si vous voulez, l’Idéal du moi est la part symbolique, ce qui va constituer l’assise, le jugement dans le registre du symbolique alors que le Moi idéal est l’instance imaginaire, celle connue en tant que représentée sur l’axe a’—>a.
La difficulté est la suivante, quand vous y songez, c’est que dans ce dispositif du schéma Lambda il faut saisir et garder à l’esprit que si le Moi idéal se trouve sur cet axe où il ne faut pas oublier que cet axe est commun à l’instance imaginaire et à l’instance symbolique. Dans une certaine mesure, chez certains patients, la chose n’est pas franchement séparée et c’est tout à fait normal étant donné que précisément dans l’expression imaginaire que nous pouvons donner à certaines choses, transparaît le dispositif symbolique. Je prendrai un exemple classique celui de la religion. Dans la religion, il y a des fidèles qui sont dans l’Imaginaire de je ne sais quoi : du Christ, de la Sainte Vierge, de tout ce que vous voulez, et qui sont des dispositifs tout à fait imaginaires. Cela ne les empêche pas d’être réellement et subjectivement attachés à la fonction symbolique, ça se mélange. Sur le plan politique, c’est pareil. Vous pouvez voir et entendre les conneries de nos hommes politiques, cela n’empêche pas que la fonction symbolique du ministre persiste. Du moment que la fonction symbolique est portée par un être humain, automatiquement on peut s’attendre à une connerie. Oui, c’est ainsi, c’est dans notre étoffe, dans la nature des choses.
Je reviens à Lacan, bien entendu il a fait cette fameuse description du stade du miroir où justement il fait dépendre l’assise imaginaire du sujet sous la dépendance de la présence approbatrice de l’Autre, du grand Autre, voire le cas échéant la mère. Voyez combien ces deux instances sont toujours entremêlées. Le stade du miroir, si vous voulez on en reparlera encore tout à l’heure, le stade du miroir c’est la spécificité imaginaire, cependant cette spécificité imaginaire est structurée selon un fondement symbolique. Donc on ne peut pas avoir une opinion péjorative sur l’Imaginaire puisque cet Imaginaire, la plupart du temps, est fondamentalement structuré de manière sous-jacente par ce Symbolique. Et il ne faut pas oublier que ce sujet, qui s’identifie au miroir est aussi un parlêtre, peut-être pas encore dans les formes souhaitables mais c’est déjà un petit parlêtre — et je ne vais pas revenir là-dessus — l’être humain est un parlêtre bien avant de naître. Au regard du fait qu’il est parlêtre, le stade du miroir provoque, alors c’est là le nœud, le stade du miroir provoque l’élision, l’élision de quelque chose que le sujet ne verra pas dans le miroir. Cette élision est celle de l’élément constituant du sujet sous la matérialisation d’un signifiant parce que ce qui va se jouer dans le stade du miroir c’est que tout est finalement phénomène de reflet, on est bien d’accord.
Ces ha ! ha !, c’est l’existence qui se réjouit de se voir entière, en même temps qu’on se voit entier, eh bien on ne voit pas le signifiant qui anime cette affaire parce que c’est une spécificité du parlêtre. Si vous mettez un chat devant un miroir, il n’a aucun « ha ! ha ! » Le chien non plus, aucun animal, il n’y a que l’homme. Il n’y a que l’homme pour qui cette image fait sens, c’est quand même quelque chose de remarquable et c’est justement dans cette façon de faire sens que quelque chose est oublié, que quelque chose est élidé : la fonction signifiante. Le point concret de l’identification du sujet, c’est l’Idéal du moi mais en tant que cet idéal contient le signifiant. Par exemple, celui que Freud va décrire dans son article, celui constitué par le trait unaire, l'einziger Zug.
Ce signifiant contenu dans la parole mais élidé qui est constitutif du sujet, autrement dit ce que le sujet voit dans le miroir c’est le sujet, mais pas le signifiant qui le conditionne. C’est un loupé au départ, qui fait qu’il y a des hommes qui se prennent pour des hommes, des femmes qui se prennent pour des femmes et que c’est très difficile à guérir ; ça fait rire, oui, effectivement c’est quelque chose qui est comique. Ce signifiant que le sujet ne saurait d’aucune façon connaître ou reconnaître dans l’opération du miroir est l’occasion d’une perte. D’une perte qui est finalement d’un objet, d’un signifiant constitutif de la subjectivité. Ce qui engendre quoi ? Eh bien l’être divisé. La division entre ce que le sujet pense et ce qu’il est, ce qu’il est au sens de l’existence c’est-à-dire de manière concrète, comme je l’ai évoqué, entre son désir et son idéal.
J’ai une excellente illustration pour vous le faire comprendre c’est ce qui caractérise le citoyen suisse : « Quand on voit ce qu’on voit, quand on entend ce qu’on entend, et qu’on lit ce qu’on lit, on a bien raison de penser ce qu’on pense. » Vous voyez, là je crois que la division vous apparaîtra clairement. Et je vous assure que c’est une division qui va de Genève à Zurich ! Voilà ce qui illustre d’une manière humoristique le décalage entre ce qui se pense et ce qui est et ce que je suis, de même, pour DSK ça se présente de la même manière. Il n’est pas moins divisé qu’un autre.
Ce qu’il y a à retenir d’essentiel dans cette affaire, c’est que si l’identification et l’éventuelle identité sont dans un certain rapport de continuité ou de cohérence, il faut savoir aussi que cette identité va être quelque chose de bancal du fait qu’a été intégré cet élément signifiant qui justement divise le sujet. Vous avez une sorte de coalescence entre l’identification, le produit de l’identification et l’identité dans certains cas qui n’apparaissent pas dans un premier temps comme divisés mais qui le sont. Ce qui a été intégré en tant qu’élément signifiant stabilise le sujet. La seule manière de stabiliser ce système, parce que bien entendu cette division va avoir quoi comme conséquence ? Eh bien une certaine vacillation, une certaine vacillation dans l’être, une certaine vacillation aussi dans les prises de décision. Quand on interpelle ou qu’on demande à quelqu’un : « Que voulez-vous ? », le fameux âne qui passe la tête par la fenêtre qui dit : « Che vuoï ? », que répondez-vous ? Vous ne pouvez pas répondre ! C’est justement parce que cette question « Che vuoï ? », « qu’est-ce que tu veux ? » vous divise instantanément.
Cette division est l’effet de ce signifiant, on peut dire de plusieurs manières qu’il a chu. Le mieux est de dire que c’est un signifiant élidé parce qu’il n’est pas repérable pour le sujet lui-même. Il est évident que notre travail d’analyste tient justement à cela. Voilà quelqu’un qui fonctionne des fois même pas mal et même bien, et puis en fait il ne sait pas, il ne sait pas pourquoi il fonctionne ainsi ou qu’il répond toujours de la même manière. Eh bien c’est en raison de ce signifiant élidé. La seule manière de stabiliser ce système va être de s’en remettre à quoi ? Au désir et le libre cours donné au désir. Quand je parle de désir, je parle du désir tel que nous l’entendons dans l’analyse, c’est-à-dire ce qui fait avancer le sujet, ce n’est pas seulement le désir sexuel. Cette fonction qu’a le désir de donner une certaine vectorisation dans le système idéal, d’idéalisation, du narcissisme, tout ce que vous voulez, et donc de donner une certaine vectorisation aisément repérable dans l’analyse mais pas forcément nommable aisément et qui stabilise ce système.
Fonction du désir, lequel est capable de reléguer les formes idéalisantes au second rang. C’est fondamental. C’est quoi les formes idéalisantes ? C’est le fond de la fosse à purin de nos sociétés. Dans le désir lui-même, ces formes idéalisantes sont reléguées au second rang ou tout simplement oubliées. C’est ce à quoi devrait parvenir celle ou celui qui entreprend une analyse. Si vous étiez là samedi à écouter Jean-Pierre Lebrun, vous avez pu entendre parfaitement que celui qui se consacre à la jouissance plutôt qu’au désir se retrouve automatiquement dans un système de vacillation, d’égarement, incapable d’asseoir son identité. Le tableau est assez explicite. On n’est pas contre l’inceste, l’inceste ne nous intéresse pas, ce qui nous intéresse c’est que le type — je reviens à l’ouvrage de Lebrun — ce qui nous intéresse, et je crois que le livre de Lebrun est suffisamment démonstratif dans ce sens, c’est que celui ou celle qui est dans la figure de l’inceste est dans une figure de jouissance et ne sera pas dans une figure du désir, dans une logique du désir. Voilà la grande différence. Entre ce qu’a décrit Jean-Pierre et la logique du désir, il y a un fossé immense qui vient faire question : à savoir est-ce que notre société va évoluer dans ce sens-là, dans le sens des jouissances ? Vous voulez un exemple ? C’est très simple. Il y a une jeune femme qui me disait l’autre jour : « J’en ai assez de ce bonhomme, quand il rentre le soir il mange et puis après il va derrière ses écrans. Ce n’est pas une vie. Je pense que je vais l’interrompre. » Non pas l’électricité de ses écrans mais elle va interrompre son existence avec cet homme puisqu’il est dans les jouissances plutôt que dans le désir.
Pourquoi ce dispositif ? Je vais continuer un peu dans l’axe des Couleurs de l’inceste, du livre de Jean-Pierre. Celui qui est dans un processus de jouissance se retrouve automatiquement dans un système de vacillation, d’égarement parce qu’aux poussées pulsionnelles qui un jour ou l’autre vont apparaître, poussées pulsionnelles qui sont anonymes et inconscientes, le sujet va répondre selon une modalité narcissique et non pas sexuée. Si vous restez trop longtemps près de la maman, c’est ce qui arrive. On jouit, on jouit avec la maman, même s’il y a un temps pour ça, un temps nécessaire, nous le savons, je ne vais pas entrer dans cette question. Temps nécessaire, car on sait que quand cela n’a pas eu lieu c’est aussi une catastrophe. C’est la spécificité du parlêtre. Il est obligé de rentrer dans l’inceste avec le devoir d’en sortir vite fait, sinon c’est une calamité. Et notre société, l’organisation sociale aujourd’hui nous propose quoi ? Systématiquement la préférence de la jouissance, laquelle est forcément narcissique. Ce n’est pas du désir et du même coup, l’identité du sujet — puisque c’est ce pour quoi je viens vous parler ce soir — l’identité du sujet se trouve ravalée à la constitution narcissique d’homme ou de femme. A savoir d’une certaine manière cet individu va retrouver quelque chose de sa masculinité ou de sa féminité mais sur une modalité imaginaire, spéculaire, de l’image, ou la mode, ou du canon, de la norme, etc., mais non pas de son désir.
Combien de fois nous entendons cette histoire : il a rencontré une jolie femme et il s’aperçoit que finalement elle est tout le temps devant son miroir et elle se fiche du type qui l’a rencontrée. C’est quelqu’un qui va non pas retrouver sa fonction homme ou sa fonction femme selon son désir mais selon son image qu’il ou elle imagine, et donc nous avons dans cette clinique toutes les formes imaginables d’indétermination.
Venons-en à la notion d’identité. Notion complexe et hétérogène puisqu’une partie vous est donnée, imposée dans les registres de naissance : Albert né Dupont de sexe mâle. Alors évidemment, une fois que vous avez subi une petite évolution physiologique et biologique, vous pouvez commencer à discuter. « Moi, je ne veux pas m’appeler Dupont », encore moins « sexe mâle ». « Je préférerais… je me sens plus féminin, je me sens beaucoup plus féminin que mâle. » Nous avons organisé deux congrès sur le transsexualisme, avec des intervenants médicaux qui nous disaient : « Mais enfin, s’ils se sentent féminins, il faut accepter de les opérer ! » Donc, dans cette constitution de l’identité, celle qui est inscrite dans les registres, elle est discutée, discutable. Il y a même des gens de loi, de grands juristes en France et surtout en Europe qui considèrent que celui qui énonce qu’il ne se sent pas comme son anatomie, a le droit de s’exprimer autrement. Bon, passons.
Je parle de ces deux colloques parce qu’on cherchait les critères véritables et on était dans un embarras terrible ; l’embarras quel était-il ? On était dans un champ de discussion qui était celui proche du narcissisme mais à aucun moment dans une discussion qui était proche de celle du désir. Une fois que vous êtes dans le champ du narcissisme mes pauvres amis, il est possible de dire n’importe quoi ! C’est vrai qu’il n’y a pas une façon masculine ou féminine de se mettre de la poudre sur les joues ! La notion complexe et hétérogène de l’identité est donc inscrite dans le registre et non exposée à vos choix. Chacun, chacune va devoir assumer pendant longtemps, si Dieu leur prête vie, cette condition écrite a priori dans un registre — au moins depuis François Ier, puisque vous savez peut-être que les registres civils sont de François 1er — assumer les caractéristiques et les conséquences de ce qui a été écrit là-dedans.
Déjà ici, il convient de citer le transsexualisme qui, lui, est fondé sur une certitude qui vient contredire ce qui est écrit dans les registres. Et c’est pour cela que la justice est brouillée puisque quand on a opéré quelqu’un, il faut lui donner un statut légal, etc. Il y a encore une espèce de contrainte si vous êtes déclaré mâle et que vous voulez vous faire assurer comme fille, il y a beaucoup de sociétés d’assurance qui n’acceptent pas. Ils veulent savoir s’ils assurent un garçon ou une fille. C’est peut-être excessif comme exigence de la part de l’assureur, mais enfin c’est comme ça. Donc il fallait leur donner un statut juridique.
L’identité rassemble un certain nombre de traits qui à l’opposé de ceux qui sont donnés, imposés, peuvent être modifiés. C’est dans le catalogue de ces traits que la fonction de l’individualisme se manifeste aujourd’hui. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que nous sommes dans une société foncièrement individualiste, où chacun a tendance à vouloir se construire lui-même ou elle-même et non pas à se laisser imposer des traits qu’il estimerait plus ou moins légitimes. Cet individualisme va en s’exacerbant. Vous voyez bien dans la presse, une presse qui essaie d’examiner les choses, vous voyez bien que les partis politiques sont très embarrassés par cette forme d’individualisme. L’individualiste est labile. Il a voté UMP pendant dix ans, mais demain il va voter Front national parce que c’est comme ça. La pensée politique peine à travailler avec ces gens-là. L’individualisme n’hésite pas à bouleverser un certain nombre de référents. Le transsexualisme n’est pas de l’individualisme, il concerne un certain nombre de référents qui fonctionnent de plus en plus mal, dont ceux donnés à l’origine. Dans ce mouvement de changement, se manifeste souvent une recherche d’originalité, d’essayer de se distinguer, en effet l’individualisme est d’autant plus exacerbé car nous sommes de plus en plus dans une culture de masse et qu’il y a une poussée, forcément, pour se distinguer de la masse. Voyez par exemple quelque chose de caractéristique : vous regardez les vitrines de magasins de vêtements, tout est en noir, tout le monde devrait s’habiller en noir. « Moi », je n’arrive pas à comprendre pourquoi ! Tout d’un coup le noir est une couleur qui s’impose comme ça.
Il existe donc une certaine massification des goûts, des normes, et il y a forcément, en tant qu’individualiste, une recherche d’originalité dans cette masse, souvent en rupture lorsqu’il s’agit de religion par exemple. En effet, des études récentes révèlent un phénomène tout à fait récent qu’environ 5 % des membres des religions changent de religion — et vous allez être surpris — autant chez les musulmans que chez les chrétiens, autant en Europe qu’en Chine. Et vous avez sans doute entendu — ça se fait dans les deux sens — il y a 5 % de chrétiens qui deviennent musulmans et 5 % de musulmans qui deviennent chrétiens. En Algérie par exemple, il y a eu des tentatives gouvernementales pour empêcher ce phénomène incontrôlé, incontrôlable. Et vous avez sans doute entendu ces derniers jours que la sœur de BHL [Bernard Henri-Lévy] s’est convertie au catholicisme. BHL de protester : « Quand même deux millénaires de judaïsme, ça, c’est une rupture », et c’est vrai. Donc mouvement qui est loin de s’amender puisqu’on observe une montée des religions dites nord-américaines. Alors les religions nord-américaines, ce sont les pentecôtistes, les baptistes, la religion du Septième jour, etc., et puis aussi les Témoins de Jehova. Témoins de Jehova qui sont sur les cinq continents c’est-à-dire partout. Je pense que si vous avez envie de voyager, vous avez intérêt à vous convertir parce que vous aurez toujours un lieu d’accueil quelque part. Je souligne le fait que là où les religions nord-américaines triomphent littéralement, c’est en Afrique, dans les zones animistes et puis en Amérique du Sud aussi comme vous le savez, car le monothéisme y a été moins organisé et moins virulent.
L’intérêt de tout ceci, de ces mouvements de conversion, est de montrer qu’il existe une recherche identitaire prononcée qui ne concerne pas seulement notre aire culturelle, notre aire monothéiste de l’Europe mais aussi d’autres régions, d’autres religions particulièrement, outre le fait que certaines de ces religions organisent de grands rassemblements, dont les chrétiens et les derniers papes ont tout à fait bien compris l’utilité puisqu’il y a un pape qui est venu à Paris faire un grand rassemblement, le suivant, celui qui est actuellement en fonction, va aller en Pologne, à Cracovie. On pense accueillir à Cracovie entre 200 à 300 000 personnes, si ce n’est pas plus, 500 000 peut-être ; ils ont un peu peur de ce qui va arriver. Enfin, c’est dire que les manifestations qui ont eu lieu avec les religions nord-américaines qui ont tendance à organiser ces rassemblements offrent le double avantage de fournir une identité et en même temps une identification collective, c’est-à-dire ce qui est décrit dans la Massenpsychologie de Freud. Vous voyez, nous sommes là-dedans.
Et puis, il y a un point que je n’ai pas évoqué : dans ce monde matérialiste qui est le nôtre existe une frontière, recherche de l’Autre, du grand Autre. En effet, notre monde n’est pas seulement désenchanté. Je viens de recevoir une revue qui se propose d’étudier la haine de soi. C’est paraît-il une spécificité bien française, la haine de soi, qui caractérise notre population, coupable d’avoir été colonisatrice, bien sûr, et puis coupable aussi de voter Front national parce qu’il y a quand même quelques salauds de plus en plus nombreux qui votent Front national, vous êtes d’accord ? Quand même, vous voyez ! Et du caractère apartheid, paraît-il, de notre population. Bon.
Tout cela est à mettre au compte du trouble de l’identité. Trouble au niveau de notre identité et en même temps tentative de réconciliation de soi avec soi. Je dirais c’est un bateau de l’analyse que celui de tenter cette réconciliation surtout sur le plan sexuel. Vous savez que dans la névrose obsessionnelle les confessions sur de multiples activités sexuelles de gamin sont nombreuses. Tentative de réconciliation telle que l’offrent justement les religions nord-américaines qui, pentecôtistes et compagnie, vous disent : « Mais non, vous n’êtes pas un grand pécheur, vous êtes plein de qualités, ça va aller mieux ». Alors, vous sortez de là : ouf, ça va mieux tout de suite ! Alors que si on vous dit : « Vous êtes de sales électeurs du Front national »… Je crois que les dérives protestantes américaines ont encore de l’avenir chez nous puisque ces religions-là vous proposent de vous pardonner vos errements et qu’on ne reste pas dans la logique sévère de nos écoles. Vous vous rendez compte s’ils viennent ici ! ? Les gens qui se font traiter de paresseux, de fainéants, de branleurs, de jouisseurs, et vous disent : « Non, vous n’êtes pas dans le péché, continuez ! » Vous savez combien de temps il vous faut en analyse pour enfin vous réconcilier avec vous-même ! Une soirée de pentecôtiste et c’est fait ! Je ne devrais pas dire des choses pareilles…
J’ai pris l’exemple de la conversion religieuse, justement parce que cela nous vient de l’Autre, pour montrer combien existe une instabilité foncière au niveau de l’identité et combien cette identité peut subir des transformations profondes, radicales, subites et modifier considérablement une identité. Je vous ai fait voir l’aspect bénéfique dans certaines circonstances mais il existe aussi des aspects moins sympathiques, par exemple l’aspect sectaire que nous allons retrouver dans certaines conversions djihadistes. Ce sont là des changements d’identité qui inquiètent beaucoup, l’Occident plus particulièrement. Là aussi il est question d’une identité sur le mode héroïque. J’ai vu dernièrement dans un journal une photo de deux braves belges déguisés en djihadistes assis par terre avec une mitraillette entre les jambes et qui étaient tout fiers d’arborer leur tenue et leur arme et qui sont deux garçons partis là-bas. Cela signifie qu’habituellement, l’identité détient une forme plurielle : vous êtes français, vous êtes noir, vous êtes catho, chrétien, tout ce que vous voulez, je veux dire qu’il y a une stratification au niveau de l’identité, c’est quelque chose de remarquable. Cette stratification, les multiples identités que vous empilez, par exemple chez nous, on est psychanalyste et puis quelque chose d’autre, forcément, puisque psychanalyste n’est pas un métier, donc on est psy, prof de philo, économiste, ce qu’on veut, quoi ! Et ailleurs on peut être fonctionnaire, apiculteur en même temps, tout ça ce sont des identités, vous pouvez aussi être fonctionnaire et appartenir à une chorale…
Vous savez qu’aujourd’hui existent des spécialistes qui en fonction de votre usage de l’ordinateur — vous consultez tel ou tel secteur d’intérêt qui vous intéresse — vont faire votre portrait-robot et à partir de ce portrait-robot vous allez recevoir des annonces de produits commerciaux. Je suis assailli par Chapitre.com, des trucs comme ça, parce qu’ils ont parfaitement repéré où je suis ! Ce qui permet de nous cibler et de repérer ceux qui vont répondre le plus favorablement, votre empreinte en quelque sorte, votre identité est cybernétisée. Voilà. À la fois pour le sujet, l’identité peut être un enjeu important et décisif, en même temps cette identité peut être l’objet de manipulations diverses à des fins politiques, nationalistes, idéologiques, économiques, religieuses, morales, fanatiques de toutes sortes.
Voilà ce qu’est l’identité, enfin son apparence.
Comme on le découvre, l’identité est à la fois un élément indispensable, on est affligé de quelque chose dont on pourrait se débarrasser, mais en fait elle nous est indispensable. On ne vous pardonnera pas si on néglige votre identité ; vous qui fréquentez les institutions, c’est toujours là qu’évidemment ça se manifeste, ça ne se dit pas comme je suis en train de vous l’exprimer, mais ceci apparaît clairement. Cette identité est une pièce importante, même non dite, importante quand même dans une institution et chacun d’entre vous en venant ici, participant aux activités de notre association, vous comptez aussi un tout petit peu là-dessus pour vous réconcilier avec une identité, vous concilier une identité. Élément tout à fait indispensable et en même temps, point faible susceptible d’aliénation considérable. Pourquoi ? Parce que c’est — j’avais dit que c’était un statut — mais ce statut il est aussi capable d’affiliation, d’être l’association d’affiliations multiples.
Il convient aussi de préciser que cette identité est elle-même sous le coup non pas de décision libre, comme on le prétend à tort, de décision consentie, mais de phénomènes d’identification et c’est là que nous sommes dans une problématique. Tout à l’heure, je vous ai dit que le phénomène d’identification est un processus spécifique que j’ai essayé de décrire rapidement, mais ce qu’il faut savoir c’est qu’il se mêle au statut de l’identité et que ce statut de l’identité peut être le résultat partiel de processus d’identification qui là aussi vont s’étager. Pour prendre un exemple précis et tout à fait anonyme : un enfant d’un militant syndical ou politique, dynamique et affairé en permanence, n’a pas le même héritage identificatoire que le fils d’un pêcheur à la ligne, c’est évident. Et cet enfant ne cherchera pas les mêmes relais d’identité non plus. Combien de fois on entend en analyse, et c’est même précieux, je veux dire avoir un père syndicaliste, c’est quelque chose qui a une grande valeur dans certain cas ? Là je ne suis pas exhaustif mais ce qu’il faut savoir aussi c’est que cette fonction de l’identité est toujours rattachée à l’instance du je, du moi, du soi, d’où sa fragilité et son incapacité à fournir une assise au sujet ; et par exemple vous entendez facilement, que dans ces histoires de racisme — parce que le racisme est là-dedans aussi, dans ces processus d’identification, dans ces processus d’identité — le racisme rend compte de cette instabilité de l’identité. Pourquoi ? Parce que cette instance est fragile et cette identité se nécessite forcément d’un appui quelque part d’autant plus indispensable aujourd’hui que l’individu et son individualisme se trouvent sous pression, sous cette pression considérable que sont les masses. Du même coup, pour parvenir à faire émerger son individualité, le sujet est dans l’obligation de recourir à une énergie énorme dans cette ambiance de conflictualité. Parce qu’il faut aussi penser à ce qui se passe dans les collectivités industrielles ou commerciales : les individus sont présentés face à d’autres dans un esprit concurrentiel, de rivalité, et là-dedans se joue évidemment aussi, dans cette conflictualité généralisée, qu’il faut échapper à la pression anonymisante de la masse. La question, dans ce cadre, est de savoir comment parvenir à être identifié ou identifiable dans cette masse.
Je conclurai là — parce que je pourrais encore illustrer un tas de choses — que cherchait Lacan dans son Stade du miroir ? Il faut quand même le repérer un tout petit peu. Qu’est-ce qu’il cherchait à isoler ? D’abord, dans la captation identificatoire qui avait lieu dans ce miroir, se retrouve la connexion de nombre de relations imaginaires fondamentales telles que nous rencontrons dans la clinique. C’est cela qu’il faut comprendre. Le Stade du miroir ramasse la totalité de ce qui se trouve là sur l’axe a’—>a du schéma Lambda et qu’à ces relations imaginaires fondamentales, personne n’y échappe. N’oublions pas de ne pas passer trop vite quand Lacan, dans son texte du Stade du miroir, parle de « l’assomption triomphante ». Quand vous avez fait une expérience pareille, il ne faut plus vous parler d’humilité ! Je veux dire cette assomption triomphante c’est quelque chose, comme quasiment un délire, une hallucination presque, une satisfaction hallucinatoire, d’ailleurs à ce moment-là vous êtes fou ! Il rappelle, et c’est là le but… et je vais m’arrêter là parce qu’on pourrait encore s’en réserver quelques heures… il rappelle ce qu’il appelle « l’organisation la plus archaïque de la connaissance humaine ». Autrement dit, ce qu’il va nommer ultérieurement « la méconnaissance paranoïaque » ! D’ailleurs ce qui se passe à ce niveau s’énonce : « J’ai compris, j’ai rencontré l’Autre et l’autre, c’est le même » ! Et à partir du moment où j’ai rencontré l’Autre en tant que même eh bien je vais exiger de rencontrer le même chez l’autre. Cela s’appelle comment ça ? N’est-ce pas du racisme ?
Autrement dit, vous naissez et puis au bout de quelques semaines vous êtes déjà raciste ! Alors je me marre toujours quand les membres des différents gouvernements nous expliquent que vraiment il ne faut pas être raciste ; mais il faut aller à la racine du truc ! Ce ne sont pas des injonctions de ce type-là qui suffisent ! Il faut comprendre que notre constitution subjective commence là-dedans ! Ce nœud imaginaire est absolument décisif dès notre départ de la vie, et c’est cela que Freud a désigné dans son fameux article Pour introduire le narcissisme mais qu’il l’a, on va dire comme ça, qu’il a désigné un peu de façon inopportune car c’est une contradiction doctrinale, parce que ce que Freud a décrit, vous savez combien j’ai insisté là-dessus, ce qu’il a décrit là ne tient pas puisque sexe, pulsion sexuelle comme Freud l’a distinguée est en même temps liée à une pulsion narcissique, c’est aussi une pulsion du Moi.
Ce qui se passe dans le Stade du miroir, dans la rencontre du sujet de son reflet dans le miroir, c’est à la fois la possibilité de s’identifier à un être complet, parfait, puisque dans cette incoordination motrice qui est contemporaine de ce stade, dans son insuffisance motrice, il a une révélation, mais cette révélation est un moment psychotique, de cela il faut se souvenir ! Nous partons de là-dedans comme le fou que nous rencontrons, en placement d’office, H.O. ! Notre existence commence par-là et ce que Lacan appelle « la méconnaissance paranoïaque », justement, c’est que l’Autre, l’Autre qui est donc le même, qui apparaît comme le même, quand je vais rencontrer le petit autre, je vais exiger qu’il soit dans la même position. Autrement dit, le racisme ne va pas s’arrêter tout de suite !
Vous savez qu’en France il y avait une politique traditionnelle d’assimilation et on a été quand même bousculés par la poussée communautarisme. On a raté la politique d’assimilation ; je ne vais pas accuser systématiquement le politique parce que nous sommes aujourd’hui dans une société qui au contraire, de façon tout à fait inconsciente, pousse à la logique identitaire et donc communautariste, c’est-à-dire tous les autres mêmes ensembles avec si possible des murs autour, et finalement notre Nation va se réduire à ça ! Regardez, certaines décisions du gouvernement font sortir dans la rue des gens qui n’y ont jamais été : des avocats, des médecins, etc. Il y a de plus en plus de communautés qui protestent contre les évolutions. Je ne veux pas dire que ce n’est pas légitime, mais on voit bien comment petit à petit notre Nation se divise en petites communautés ; mouvements communautaristes cela ne concerne pas seulement les étrangers, c’est à l’intérieur de nous-mêmes que ça se passe. Et même pire, les communautés analytiques n’échappent pas à cet esprit communautariste. Qu’est-ce que vous voulez ! Alors si nous, nous en sommes là, nous ne sommes même pas capables de faire cette réforme minimale, vous vous rendez compte, je suis un peu inquiet.
* * *
Ph. Candiago : Vous avez évoqué très rapidement le trait unaire, j’aurais voulu avoir une précision. Ce trait unaire, comme identification, elle va prendre un trait. Dans ce que vous avez dit, est-ce que ce trait unaire est à la fois sur un plan imaginaire et à la fois un plan symbolique ? Malgré cette nomination de unaire, on pourrait dire qu’il présente une certaine duplicité…
J.P. Hiltenbrand : Oui, tout à fait, mais le trait unaire, il faut l’entendre comme une fonction signifiante. C’est sûr que si papa a une verrue sur le nez, ce n’est pas ça le trait unaire. Je veux dire que le trait unaire est que mon père avait une usine de bonbons, voilà, il l’a fait fructifier ou développer en 1900 et maintenant il est devenu un membre du groupe de l’International Food, voilà, c’est ça le trait unaire, c’est le trait qui caractérise quelqu’un, enfin qui ne caractérise pas quelqu’un, pas sa personne, mais son destin, tout ça est pris dedans. Quand je dis le fils du syndicaliste, ça ne va pas être la même chose que le fils du pêcheur à la ligne, c’est ça le trait unaire. Il y a un certain repérage sur l’Autre constitutif du fantasme du sujet et de son destin.
Ph. Candiago : Alors, à partir de là, vous dites que la seule façon de stabiliser l’identification, c’est de s’en remettre à son désir.
J.P. Hiltenbrand : Oui.
Ph. Candiago : Toute cette affaire du statut de l’identité qui est importante aujourd’hui, est-ce qu’alors, que ce soit du côté d’une revendication, d’une réification, que ce soit du côté d’une quête, cela vient marquer une forme de prévalence de l’Imaginaire et de la jouissance ?
J.P. Hiltenbrand : Surtout une prévalence des formes de jouissance ; la jouissance, c’est ce qui est demandé.
Maria Tuiran Rougeon : …cette jonction d’un acte entre l’Imaginaire et le Symbolique, la question de l’instance du grand A qui le permet et du coup la question des djihadistes, ces jeunes, ces adolescents qui d’un seul coup partent au nom de l’Islam, est-ce qu’à cet endroit-là… le lien avec ce que vous disiez de ces moments psychotiques finalement devant le miroir, qu’il y a quelque chose là qui vient provoquer un acte symbolique…
J.P. Hiltenbrand : Vous savez, Lacan a développé ce schéma L, et puis, il a dessiné là un truc [au tableau] qu’il a appelé le Réel dans le schéma R, cela veut dire que c’est sur cet axe-là qu’aussi… d’avance il a écrit quelque chose comme le nœud borroméen mais à plat. C’est vrai que dans notre clinique certaines manifestations sont aussi bien lisibles dans le Réel, dans le Symbolique que dans l’Imaginaire. Il convient d’essayer d’entendre ce qui prévaut là-dedans…, ce n’est pas notre société aujourd’hui qui a la primauté ; ce qui détient la primauté aujourd’hui ce sont les médias. Il faut saisir que ce sont les médias qui construisent notre ambiance sociale, notre ère sociale. Ce n’est plus notre assemblée-là, nous ici on est une bande de jean-foutre, on ne sert à rien, on n’a pas d’incidence sociale. L’incidence sociale, c’est l’écran, c’est la radio, c’est le tourniquet permanent. Les modes d’information, je m’intéresse beaucoup aux modes d’information, et je vais vous le dire, je n’ai pas honte, de temps en temps je lis La Croix, pourquoi La Croix ? C’est très intéressant, j’ai compris qu’ils ne font pas partie du circuit général de l’information. La Croix est un journal qui va pêcher ses informations lui-même, les autres ramassent simplement, ils prennent une cuillerée à droite, à gauche, ils la diluent un peu et puis, ils jettent ça sur les pages. La Croix a des journalistes à certains endroits, il a une lecture, je dirais, beaucoup plus critique et beaucoup plus pertinente que tous les grands médias. Et c’est là que vous voyez combien les médias vous mentent. On vous monte une affaire : « le mariage pour tous », quelle importance ? Quelle importance ? Et les médias sont là-dedans, « le mariage pour tous », la dernière enquête universitaire ça concernerait 15 000 personnes. Pour ces 15 000 homosexuels qui avaient envie de se marier — pourquoi pas — on a battu le pavé à 68 millions de citoyens pendant six mois. Eh bien j’appelle cela un mensonge, parce que c’était pour boucher une béance gigantesque de projet politique, parce que là c’était pour faire oublier l’absence cruelle de projet politique au niveau de la nation et de notre futur, on nous distrayait avec « le mariage pour tous », ça foutait le feu partout, c’était formidable tout le monde avait la tête ailleurs.
Ph. Candiago : Ce journal se distingue des autres puisque c’est un des rares grands quotidiens qui n’est pas en difficulté financière.
J.P. Hiltenbrand : En plus ! Ça ne m’étonne pas. Donc, je lis plusieurs journaux ; pas tout le temps parce que je n’ai pas le temps, mais je veux dire je change facilement de lecture. De sorte que l’on perçoit bien que nous flottons sur des mensonges, joyeux et ils jouent dans nos identifications, dans nos identités, ils jouent là-dedans. Le mariage homo, c’était vraiment jouer dans nos processus d’identité. Il faut bien savoir que notre monde dehors est un monde que je ne critique pas, mais qu’il n’a plus beaucoup d’importance puisque ce sont les médias qui dominent tout et qui nous bercent avec des mensonges.
Petite remarque, la dette, elle est toujours marquée positive, nous avons plus deux milliards de dette, on ne vous dit pas vous avez moins deux milliards de dette, non, on vous la donne comme positive, alors débrouillez-vous avec ça. Mais enfin, c’est là que vous voyez le mensonge. Demandez à votre banquier s’il accepte de mettre un plus sur vos dettes ! Il vous dira non ! Eh bien nous, on vit avec une dette positive. Voilà, c’est comme ça qu’on finit par nous tromper, mais c’est tromper pour quoi ? Parce que le champ de notre conflictualité identitaire, il faut le maintenir tranquille, au repos, les institutions c’est pareil, on passe son temps à essayer d’aplanir les conflits ! Justement pas, les conflits il faut les faire parler et non pas les effacer. En analyse, c’est pareil, si vous êtes en conflit avec l’analyste, la première chose à faire, c’est d’en parler, sinon il n’y a pas d’analyse. Pour le monsieur ou la dame, s’il ne veut pas aborder le conflit, il n’y aura pas d’analyse ; désolé, il va partir avec sa petite religion et puis c’est tout. Ce sont tous ces éléments-là ; le social, je ne sais pas si ça existe encore, c’est une question. Nous sommes tellement submergés par le bla-bla, le social je ne sais pas s’il a quelque importance.
Ph. Candiago : Une configuration dite de social de bla-bla, j’entendais l’autre jour, on parle souvent de révolution numérique et j’entendais l’autre jour, je ne sais plus son nom, qui évoquait la question d’une civilisation qui se mettrait en place, et alors est-ce que ce serait une civilisation comme ça sans refoulement et du coup avec quelque chose de toujours vacillant du côté des identités ?
J.P. Hiltenbrand : Je ne crois pas, puisque si vous passez vos soirées à regarder les sites pornos eh bien vous oubliez les femmes, c’est forcé.
Ph. Candiago : C’est Tisseron je crois, qui évoque la question de la vie numérique, ce n’est pas toujours la même chose qu’une consultation, une vie numérique.
J.P. Hiltenbrand : Une vie numérique ? Oui, puisque j’ai entendu dernièrement un délire érotomaniaque, un délire amoureux avec une figure numérique, un vrai délire.
Ph. Candiago : Comme dans le film…
J.P. Hiltenbrand : C’est possible qu’il y ait un film comme ça…
X : Qui s’appelle Her.
Ph. Candiago : C’est une voix.
J.P. Hiltenbrand : J’ai perdu le nom d’un film, qui je crois était un film coréen, tout à fait extraordinaire. C’est un garçon et une fille qui s’adorent et qui finalement se séparent. L’un et l’autre ne sont pas contents de leur faciès ou de leur physique, ils se font opérer tous les deux séparément de façon à changer leur esthétique, et finalement ils pensaient gagner des cœurs après ces opérations esthétiques. Ils s’aperçoivent qu’ils ne gagnent pas plus des cœurs et ils décident par voie Internet ou de téléphone de reprendre contact avec le fameux partenaire d’il y a trois ans, avec lequel ils avaient vécu ensemble pendant quelques années. Les deux sont d’accord pour se retrouver et ils se donnent rendez-vous dans le même bar qu’ils fréquentaient lorsqu’ils étaient amoureux l’un de l’autre et donc ils s’y rendent. L’autre n’est pas là et donc ils repartent tous les deux déçus, mais en fait ils avaient été tellement bien transformés qu’ils ne se sont pas reconnus ! J’ai trouvé ce film assez parlant de ce qu’est justement, de ce que donne la préoccupation narcissique, l’esthétisme, il y a toute cette dimension et finalement ils ne se sont pas rencontrés quand même ! Ils se sont ratés de nouveau, enfin ils croyaient se rater parce qu’ils n’étaient pas assez beaux et après quand ils étaient très beaux ils ne se sont pas rencontrés non plus parce qu’ils ne se sont pas reconnus !
X : Ils se sont ratés pour de bon !
J.P. Hiltenbrand : Voilà ! Ils se sont ratés pour de bon, d’ailleurs le film s’arrêtait là. Ils auraient pu faire un deuxième film pour voir ce qu’ils allaient devenir.