Je voudrais commencer par ce qui continue de constituer pour moi une difficulté : Je m'apprête à vous présenter un certain nombre de questions, de (re)trouvailles, qui me sont apparues au cours de ce travail d'établissement du texte du séminaire « l'Identification » (1961 — 62) que nous poursuivons à plusieurs. Ces questions, je vous les livre dans le cadre d'une préparation à ces journées consacrées à l'identité et l'altérité. Or d'un côté, nous avons Lacan qui poursuit dans ce séminaire un frayage tout à fait passionnant concernant le ou les processus conduisant à ce que nous convenons d'appeler l'identification du sujet. De l'autre nous avons un ou plusieurs phénomènes sociaux, qui nous paraissent nouveaux, qui viennent s'immiscer dans notre clinique, que nous pensons pouvoir repérer au titre d'une quête d'identité, d'une difficulté avec l'altérité, etc.Nous partons du postulat selon lequel la manière d'aborder l'identification de Lacan devrait nous aider à aborder les questions liées à l'altérité et la quête d'identité que nous repérons dans le social. Même si cette démarche s'apparente à celle de Freud lorsqu'il écrit Massenpsychologie, cela reste cependant pour moi un postulat, une hypothèse, à justifier ou à infirmer par la suite. D'entrée, dans ce séminaire, Lacan nous avertit qu'il abordera la question par le biais de la seconde identification de Freud : celle dont Freud nous dit qu'elle est régressive, höchst beschränkt, limitée au plus haut point, puisque le sujet se borne à emprunter un trait unique, ein einziger Zug, à son modèle, ce dernier pouvant être aussi bien aimé que détesté par le sujet. C'est l'un des pas totalement novateurs de Lacan d'effectuer le rapprochement, voire l'assimilation de ce trait unique avec le trait unaire, la coche, le signifiant ramené à sa fonction de base : marquer, baliser, inscrire une différence. L'abord donc que j'ai choisi dans la deuxième forme de l'identification n'est pas de hasard, c'est parce que cette identification est saisissable sous le mode de l'abord par le signifiant pur, par le fait que nous pouvons saisir d'une façon claire et rationnelle, un biais pour entrer dans ce que ça veut dire l'identification du sujet, pour autant que le sujet met au monde le trait unaire… plutôt, que le trait unaire, une fois détaché, fait apparaître le sujet comme celui qui compte, au double sens du terme. L'ampleur de l'ambiguïté que vous pouvez donner à cette formule celui qui compte, activement sans doute, mais aussi celui qui compte tout simplement dans la réalité, celui qui compte vraiment, évidemment va mettre du temps à se retrouver dans son compte, exactement le temps que nous mettrons pour parcourir tout ce que je viens ici de vous désigner aura pour vous son plein sens. Ainsi, nous pouvons retenir :que le sujet Lacanien, le sujet de l'Inconscient, est celui qui met au monde le trait unaire,que ce même sujet est aussi celui que le trait unaire - une fois détaché - fait apparaître en tant que celui qui compte.l'ambigüité que souligne Lacan me paraît tout à fait précieuse pour, notre questionnement. Nos patients ne comptent, et ne se comptent peut-être plus tout à fait de la même façon, de même que ce qui compte à leurs yeux à évolué de façon patente. Celui qui, par exemple peut énoncer « ne tenez pas compte de moi » n'en est pas moins, du simple fait de son énonciation un sujet qui compte. Et il en irait de même de celui dont la plainte serait du côté de « je ne compte pour rien », ce qui atteste au moins qu'il sait compter. C'est là la puissance du signifiant, son efficace, qui contraint à l'avènement comme sujet celui qui consent à s'engager dans ses défilés.Du coup, il me semble que tout quête d'identité repérée dans le social ou dans la clinique ne peut se concevoir sans une identification préalable réussie pour le sujet inconscient.… à supposer que le processus décrit par Lacan puisse « rater » ? n'est-il pas inévitable pour tout sujet habitant le langage ? à moins d'avoir été privé de ses effets au point d'être un « élangué »… Mais Lacan ne se borne pas à assimiler einziger Zug et trait unaire. Il consacre plusieurs leçons à interroger les rapports de ce trait unaire avec le signifiant et la lettre. Ainsi, après une étude très fouillée, notamment de certains caractères chinois, il conclut : Ce petit détour, je le considère, a son utilité, pour vous faire voir que le rapport de la lettre au langage n'est pas quelque chose qui soit à considérer dans une ligne évolutive. On ne part pas d'une origine épaisse, sensible, pour dégager de là une forme abstraite. Il n'y a rien qui ressemble à quoi que ce soit qui puisse être conçu comme parallèle au processus dit du concept, même seulement de la généralisation. On a une suite d'alternances où le signifiant revient battre l'eau, si je puis dire, du flux par les battoirs de son moulin, sa roue remontant chaque fois quelque chose qui ruisselle, pour de nouveau retomber, s'enrichir, se compliquer, sans que nous puissions jamais à aucun moment saisir ce qui domine, du départ concret ou de l'équivoque. On voit que cet abord comporte de nombreuses implications. Ainsi les liens entre les questions de repérage social (qu'est-ce qui compte pour moi ? pour qui est-ce que je compte ? Sur quoi puis-je compter) et la question de la lettre dans sa confondante matérialité (cf la prolifération des tags, AC2N, les marques, le langage SMS, etc) apparaissent, me semble-t-il plus clairement. Une question préalable est certainement : qu'est-ce qui a fait trait ? Et ce n'est pas nécessairement chez un objet aimé que ce trait s'avèrera avoir été prélevé. Un deuxième volet de ce séminaire est celui de la logique. Lacan souhaite mettre au point ce qu'il appelle une logique élastique, une logique qui pourrait rendre compte des effets inconscients, y compris du sujet qui s'y manifeste. Pour cela il va s'employer à subvertir la logique traditionnelle d'Aristote ainsi que ses développement plus récents. Pour cela il emploie trois angles d'attaque :Le paradoxe de RussellLes cercles d'EulerLa double boucle Le paradoxe de Russell : voici ce qu'il en fait : Cela peut vous sembler assez bébé, mais le fait que ça frappe, au point de les arrêter, les logiciens qui ne sont pas précisément des gens de nature à s'arrêter à une vaine difficulté, et s'ils y sentent quelque chose qu'ils peuvent appeler une contradiction mettant en cause tout leur édifice, c'est bien parce qu'il y a quelque chose qui doit être résolu et qui concerne, si vous voulez bien m'écouter, rien d'autre que ceci, qui concerne la seule chose que les logiciens en question n'ont pas exactement en vue, à savoir que la lettre dont ils se servent, c'est quelque chose qui a en soi-même des pouvoirs, un ressort auquel ils ne semblent point tout à fait accoutumés. Car - si nous illustrons ceci en application de ce que nous avons dit qu'il ne s'agit de rien d'autre que de l'usage systématique d'une lettre -, de réduire, de réserver à la lettre sa fonction signifiante pour faire sur elle, et sur elle seulement, reposer tout l'édifice logique, nous arrivons à ce quelque chose de très simple, que c'est tout à fait et tout simplement, que cela revient à ce qui se passe quand nous chargeons la lettre A par exemple, si nous nous mettons à spéculer sur l'alphabet, de représenter comme lettre A toutes les autres lettres de l'alphabet. De deux choses l'une, ou les autres lettres de l'alphabet, nous les énumérons de B à Z, en quoi la lettre A les représentera sans ambiguïté sans pour autant se comprendre elle-même, mais il est clair d'autre part que, représentant ces lettres de l'alphabet en tant que lettre, elle vient tout naturellement, je ne dirai même point enrichir, mais compléter à la place dont nous l'avons tirée, exclue, la série des lettres, et simplement en ceci que, si nous partons de ce que A - c'est là notre point de départ concernant l'identification - foncièrement n'est point A, il n'y a là aucune difficulté; la lettre A, à l'intérieur de la parenthèse où sont orientées toutes les lettres qu'elle vient symboliquement subsumer, n'est pas le même A et est en même temps le même. Il n'y a là aucune espèce de difficulté. Il ne devrait y en avoir d'autant moins que ceux qui en voient une sont justement ceux-là qui ont inventé la notion d'ensemble pour faire face aux déficiences de la notion de classe, et par conséquent soupçonnant qu'il doit y avoir autre chose dans la fonction de l'ensemble que dans la fonction de la classe. Mais ceci nous intéresse, car qu'est-ce que cela veut dire ? Comme je vous l'ai indiqué hier soir, l'objet métonymique du désir, ce qui, dans tous les objets, représente ce petit a électif où le sujet se perd, quand cet objet vient au jour métaphorique, quand nous venons à le substituer au sujet, qui dans la demande est venu à se syncoper, à s'évanouir, pas de trace, S barré, nous le révélons, le signifiant de ce sujet, nous lui donnons son nom, le bon objet, le sein de la mère, la mamme. Voilà la métaphore dans laquelle, disons-nous, sont prises toutes les identifications articulées de la demande du sujet. Sa demande est orale, c'est le sein de la mère qui les prend dans sa parenthèse. C'est le a qui donne leur valeur à toutes ces unités qui vont s'additionner dans la chaîne signifiante, a (1 + 1 + 1…). La question que nous avons à poser c'est établir la différence qu'il y a de cet usage que nous faisons de la mamme, avec la fonction qu'il prend dans la définition, par exemple, de la classe mammifères. (…) Il est bien clair que nous en faisons un tout autre usage, beaucoup plus proche de la manipulation de la lettre E dans notre paradoxe des ensembles, et pour vous le montrer, je vais vous faire voir ceci ; a (1 + 1 + 1), c'est que, parmi ces un de la demande dont nous avons révélé la signifiance concrète, est-ce qu'il y a ou non le sein lui-même ? En d'autres termes, quand nous parlons de fixation orale, le sein latent, l'actuel, celui après lequel votre sujet fait «ah! ah! ah!», est-il mammaire? Il est bien évident qu'il ne l'est pas, parce que vos oraux qui adorent les seins, ils adorent les seins parce que ces seins sont un phallus. Et c'est même pour ça, parce qu'il est possible que le sein soit aussi phallus, que Mélanie Klein le fait apparaître tout de suite aussi vite comme le sein, dès le départ, en nous disant qu'après tout c'est un petit sein plus commode, plus portatif, plus gentil. Vous voyez bien que poser ces distinctions structurales peut nous mener quelque part, dans la mesure où le sein refoulé réémerge, ressort dans le symptôme, ou même simplement dans un coup que nous n'avons pas autrement qualifié, la fonction sur l'échelle perverse, à produire, de ce quelque chose d'autre qui est l'évocation de l'objet phallus. La chose s'inscrit ainsi :
Le point qui me semble notable ici est la vigueur avec laquelle Lacan nous expulse de la logique traditionnelle en mettant l'accent sur « la métaphore dans laquelle sont prises toutes les identifications articulées de la demande du sujet » : Dans sa logique, il n'y a pas seulement un jeu de lettres mais un processus qui nécessite la mise en œuvre à la fois de la lettre, du sujet, de l'objet et du phallus. Ceci implique que nous entendions d'emblée la parole du sujet comme une demande, dans laquelles ses identifications fondamentales sont déjà articulées.Là encore l'identification du sujet me semble posée dans sa demande comme un préalable logique nécessaire à toute quête d'identité repérable, à tout rapport avec l'altérité. Lacan s'attaque aussi à la représentation classique de la logique traditionnelle, les cercles d'Euler (ou diagrammes de Venn) en proposant cette « astuce » très simple : le cercle d'Euler partage l'univers du discours en deux régions, A et non-A, sous réserve qu'il soit tracé sur un plan. Or, pour nous ce cercle représente non pas un rassemblement unifiant, un prédicat, un concept, mais un signifiant, c'est-à-dire un trait qui fait marque, mais aussi coupure. D'où la question légitime : coupure dans quoi ? Et Lacan de répondre : dans une surface, si nous suivons Freud, mais pas forcément un plan.Par exemple que se passe-t-il si nous faisons usage du tore comme surface support de notre logique d'Euler ?
Dans la représentation du « ou exclusif » (encore appelé par Lacan « différence symétrique »), la zone grisée, où cet opérateur a la valeur logique « vrai » est conservée dans le passage du plan au tore. En revanche, la zone « A et B » est, sur le tore, en continuité avec la zone « ni A ni B ». Cette logique est parfaitement cohérente avec certaines situations de tension où celui qui prétend appartenir à l'un et l'autre camp à la fois finit par être rejeté par les deux : A et B revient à ni A ni B.Il me semble intéressant d'étudier plus avant les diverses possibilités qu'offre cet artifice du tore : ainsi la figure « duale » de la précédente nous propose une autre lecture :
Ici, ceux qui sont (ont ?) l'un (A) sans être (avoir ?) l'autre (B), sont identifiés, font partie de la même zone, mais se différencient de ceux qui sont l'un et l'autre et de ceux qui ne sont ni l'un ni l'autre. D'autres situations sont encore possibles, et il ne me semble pas inutile de les explorer, en nous appuyant sur la différenciation que Lacan opère entre « les cercles du désir » et « les cercles de la demande ». Je passerai plus rapidement sur le troisième élément qui me semble important dans la subversion de la logique par Lacan : Il s'agit de la transformation du cercle d'Euler, lui-même dérivé du trait unaire, en double boucle, cette figure qu'ailleurs il appelle le huit intérieur. Le trait, d'abord transformé en cercle est maintenant tracé en redoublant son trajet, dégageant une béance où vient se placer cet objet a qui va occulter le sujet chaque fois que celui-ci s'engage dans une demande. Cette figure, que Lacan,dans ce séminaire,va tracer sur un tore mais aussi sur un cross-cap, lui servira à mainte reprise pour illustrer à la fois la fonction du signifiant dans l'engendrement du sujet, mais aussi le caractère nécessairement impermanent du sujet de l'inconscient, qui ne nous apparaît que de façon intermittente au gré des répétitions de la demande.
Ce sujet inconscient, impermanent, qui ne se révèle à nous que par les interstice du discours, est sans doute aussi celui dont le voeu va fonder les conduites du sujet conscient, inséré dans le social, qui va prendre éventuellement, entre autres, l'initiative d'entamer une cure. Néanmoins, il subsiste entre les deux un hiatus profond qui nous interdit à mon sens d'exporter sans précautions les logiques propres à l'un et à l'autre. C'est me semble-t-il un des enjeux de nos journées de repérer ce qui peut ou ne peut pas être fait dans ce sens.