Colloques
Intégralité de l'Argument de J.-P. Hiltenbrand
Argument - Quête d'identité, relation d'altérité
Quête d'identité et relation d'altérité 11 et 12 novembre 2006
Auditorium du Musée de Grenoble - 5 place Lavalette
La reconnaissance que l'homme est toujours celui d'une culture revient à affirmer que l'identité est un don venu de l'Autre (cet Autre étant défini comme social, inconscient, de transcendance divine ou profane). Dès lors que signifie le surgissement contemporain de cette quête d'identité si insistante, observée aussi bien dans les cures que sur la place publique ? Quels en sont les effets et quel devenir de la relation d'altérité ?
L'autonomie individualiste située comme désaveu des inscriptions de la tradition ne peut être réduite à la seule dimension narcissique ni à la poursuite vaine d'un projet utopique. Si l'antériorité de la tradition fournissait une assise stable (consciente et inconsciente), observons que le sujet moderne, tendu vers un futur improbable (le progrès), forcément angoissant, à se vouloir auteur-autodidacte, reste toutefois le produit d'un social et donc d'une altérité. Car il ne saurait exister de reconnaissance de soi qui ne passe préalablement par celle de l'autre. Dans ces conditions, la question porte alors non seulement sur ce qu'il advient de la dynamique identitaire mais sur ce qui la cause. La concurrence entre courant individualiste et communautariste nécessite-t-elle une réelle distinction à ce niveau ?
De cette cause, deux axes de lectures s'offrent à nous : l'une où notre culture fondée sur la primauté de la science (essentiellement techno-économique) destituant le sujet dans sa fonction tout en l'aliénant à un déterminisme acéphale, serait tenue pour responsable de cette insurrection identitaire. L'autre où cette insurrection résulterait du constat d'échec du courant rationaliste qui avait porté nos sociétés démocratiques, renvoyant le sujet comme manque à sa refente primitive. Dans les deux cas, quelle signification donner à la quête d'identité féminine depuis le temps des « femmes savantes » puisqu'elle anticipe de trois siècles sur le mouvement actuel ?
Ces bouleversements, réaménagements, obligent à une relecture du statut du sujet moderne, de ses référents actuels, si tant est qu'il s'affiche sans transcendance (tiers Autre), jouet dès lors malmené dans une jouissance qui le submerge. Le développement et la poussée à l'universalisation des droits individuels associés à un principe de justice généralisable (equity) représentaient-ils une tentative de reconstitution d'une nouvelle transcendance profane ? A l'inverse, comment envisager le sujet actuel sans le poids de traces inscrites (refoulées, inconscientes et toujours actives) qui l'amènent à répéter ses échecs ? Hier comme aujourd'hui, chercheurs et psychanalystes reçoivent ces tourments et désarrois en partage.
Les 2 logiques à l'œuvre dans la notion d'échange marchand
- Par BOUVILLE J.-M.
Mon propos ici est celui d'un professeur en Sciences Sociales (économie/ sociologie/politique) et d'un analysant lesquels tous deux s'interrogent sur d'autres propos psychanalytiques en rapport avec l'économie et la sociologie
Ainsi l'analyse du lien social du coté des psychanalystes lacaniens actuels et ce malgré beaucoup de différences entre les auteurs révèle une préoccupation concernant une crise de ce même lien social[1].
Circule aussi dans les colloques de psychanalyse, par moment, la phrase suivante comme quoi le lien social serait moins évident avec la « mondialisation », la « marchandisation » des rapports humains ou le discours « néo-libéral ambiant ».
Une variante encore concerne également le plus-de-jouir, comme la non limite aux aspirations humaines qu'implique et suggère la sphère économique marchande laquelle n'arrête pas de proposer de consommer encore et toujours plus. Ou encore, il s'agit de montrer comment la publicité pour la consommation d'un produit ou d'un service développe un discours qui suggère ceci : « Consomme de ceci ou cela et cela viendrait combler ton manque structurel (celui inhérent à tout « parlêtre »).
Ainsi Science et Sphère économique conjugueraient leur compétences pour que, nous autres citoyens consommateurs, bénéficions d'une pseudo solution technique et économique à notre difficulté de vivre.
Il n'est pas dans mon propos de critiquer cette conclusion à laquelle je participe volontiers sauf à éclaircir ce qui, du coté des économistes, n'apparaît pas aussi simple.
En premier lieu, l'éclaircissement suivant : l'analyse économique se définit comme une étude rationnelle mise en œuvre chaque fois qu'il y a abondance de besoins et rareté des ressources.[2]Cela signifie que dans le monde de la théorie économique, il n'y a intervention que lorsque la Rareté est là. Un économiste n'a rien à dire sur l'environnement tant que l'air et l'eau sont abondants et de qualité. Par contre, qu'apparaisse une tendance à la raréfaction des ressources naturelles et là vient se glisser l'analyse économique. On peut également la définir comme la partie rationnelle pure qui existe chez l'humain chaque fois que des choix s'imposent à lui.
C'est ainsi que nous pouvons lire des textes d'économistes ainsi que des modèles théoriques sur la criminalité, les accidents de la route ou encore la fécondité différentielle des femmes par pays. En général, cela choque le grand public.
Mais, pour partir de ce dernier exemple, le premier économiste venu sait et admet qu'un couple ne fait pas d'enfant en calculant ce qu'il coûte. Pourtant, chaque couple sait également qu'il a intuitivement ou sciemment examiné l'évènement sous cet angle là, même si ce n'est pas par une analyse rationnelle du coût d'un enfant que le choix d'en faire un a été lancé.
Autrement présentée, l'analyse économique n'est qu'une parcelle de la réflexion autour de l'humain, celle qui relève du hiatus entre infinitude et rareté et d'un choix rationnel. Le reste relève plus du discours social sur l'économie mais pas de la sphère de réflexion économique clairement définie.
Deuxième précision, celle apportée par la position de Max Weber lequel a toujours appuyé l'idée que le capitalisme était autant sinon bien plus le développement des activités sociales obéissant à une rationalité suivant les fins et non suivant les valeurs qu'un système basé sur la recherche du plus grand profit immédiat.
Pourquoi cette affirmation sinon en observant que le profit immédiat est souvent obtenu par le brigandage et la rapine alors que l'économie marchande requiert un Etat, des règles, des comportements attendus ? Observons que les économies mafieuses russe ou biélorusse ou roumaine actuelles sont loin d'être le modèle dominant du capitalisme moderne. De la même façon, les corruptions sur les marchés financiers ont été clairement combattues par la justice américaine ou européenne (moins japonaise) comme d'ailleurs la corruption des sphères politiques est mieux surveillée dans les pays capitalistes modernes que dans leurs émules périphériques.
On peut, en troisième lieu, tenter de montrer en quoi l'économie marchande est finalement basée sur la frustration du sujet ne pouvant pas vivre de sa propre activité et devant accepter le principe inconscient de la division sociale du travail : « Je me spécialise dans une activité parcellaire et je me procure ce dont j'ai besoin en échangeant avec les autres qui en font de même. De plus, je ne peux pas tout acheter tout ce qui est produit sauf à perdre mon temps et ma vie entière à travailler plus » et ce, d'un point de vue structurel. Ainsi, dans le même temps où existe un discours social montrant que « tout est immédiatement possible, pour tous, à tout moment », se déroule un processus structurel et continuel de lien social basé sur l'échange marchand à grande échelle qui soutient les rapports humains actuels.
Pour se faire, nous développerons une discussion classique de la théorie économique, celle sur la nature des échanges humains de type marchand. Que se passe-t-il lorsque deux personnes entrent en contact l'une pour acheter et l'autre pour vendre ? et plus largement, qu'est-ce qu'une société qui développe des liens marchands ?
Historiquement, on peut observer que deux formes de réflexion ont été menées par rapport à ce thème.
En premier lieu, l'échange marchand est perçu comme supportable uniquement comme « complément d'un manque d'objet à soi par l'objet de l'autre » :
On trouve dans la « République » de Platon et chez Aristote dans « l'éthique à Nicomaque », des réflexions sur l'échange marchand.
Ainsi pour Aristote, la connaissance du bien suprême relève de la Politique :
« C'est l'objectif de la discipline la plus souveraine et la plus éminemment maîtresse. Et telle est la politique visiblement »[3].
Comme le bien suprême est constitué par la recherche du Bonheur, celui-ci relève d'une attitude individuelle vertueuse. La vertu, chez Aristote, étant obtenue dans une position empreinte de la recherche du « milieu » entre deux écueils :
« Ainsi, quiconque s'y connaît fuit alors l'excès et le défaut. Et ce milieu n'est pas celui de la chose mais celui qui se détermine relativement à nous. »[4]
Comment s'inscrit l'échange marchand dans cette philosophie de recherche du bonheur, en tant qu'aptitude à trouver la « moyenne » entre deux extrêmes ?
L'étalon de l'échange, c'est le besoin. Car « s'il l'on n'avait pas de besoin ou que celui-ci n'était pas semblablement partagé, ou bien il n'y aurait pas d'échange dans le premier cas, ou bien dans le second il ne serait pas ce qu'il est »[5]
MAIS, l'échange n'est concevable que pour satisfaire les besoins essentiels de la famille, de la cité. Hors de question de commercer pour commercer et de s'enrichir ainsi. On ne trouve pas le bonheur dans un infini d'enrichissement matériel bien loin de la vertu et de la recherche du « milieu ».
Alors, et seulement alors, la monnaie va permettre l'égalité de l'échange et Aristote de faire remarquer à juste titre que le mot « monnaie » vient de « nomisma », « parce qu'elle tient, non pas à la nature mais à la loi ( nomos) et qu'il ne tient qu'à nous d'en changer et de la retirer de l'usage » [6]
Aristote poursuit sur ce rôle essentiel de la monnaie et de la Loi dans l'égalité des échanges :
« la monnaie constitue une sorte d'étalon qui rend les choses commensurables et les met à égalité. Sans échange en effet, il n'y aurait pas d'association, ni d'échange sans égalisation, ni d'égalisation sans mesure commune »[7].
C. Castoriadis[8] peut appuyer sur la différence entre Aristote et Marx car pour le premier, selon lui, la mesure des échanges ne peut se comprendre sans référence à la politique et à un choix politique de la Cité pour organiser ses échanges marchands. Pour Aristote, c'est au Politique par exemple de fixer la valeur de la monnaie et des prix qui vont égaliser artificiellement des valeurs d'usage très différentes (comment rendre semblables une paire de chaussure et une heure de cours d'économie ?). Chez Marx, les échanges reposent sur un équivalent qui est le « travail socialement nécessaire pour fabriquer une marchandise ».
Marx cependant est proche d'un Aristote dans la condamnation des échanges marchands. Pour faire vite, ces deux auteurs comme également un Thomas d'Aquin entretiennent à divers égards une grande méfiance sur l'infinité des échanges et le non sens à poursuivre plus que de « raison » un enrichissement par ce moyen. L'échange marchand n'est recevable que pour autant qu'il s'écrit ainsi, dit Marx :
M-A-M et non pas A-M-A' (M= marchandise et A = argent ou capital).
Justement, Marx qui reprend dans le livre premier du Capital la pensée aristotélicienne condamne sans appel la logique capitaliste qui part d'une mise de fond dans l'espoir d'obtenir un supplément de ce fond à la fin du processus de production ou de l'échange marchand.[9]
L'échange marchand n'est pour autant licite moralement que lorsqu'il vient mettre une complémentarité entre deux humains et donc quand, partant d'une marchandise M, on passe par de l'argent A lequel permet d'acheter une autre marchandise M par le premier vendeur.
L'échange marchand est condamné moralement lorsque partant de A, l'argent, on achète une marchandise dans le but de la revendre plus chère, l'objectif étant l'enrichissement sans limite ; donc une absurdité.
A la fin du 18° siècle, l'échange marchand sera perçu comme un jeu social à gain positif sans qu'il entre nécessairement dans le comportement des acteurs économiques une finalité vertueuse de l'intérêt général.
Smith en 1776 reprenant les travaux de Hume et Hutcheson dans «la richesse des Nations » repart ainsi sur la notion d'échange dans une perspective radicalement différente.
Comment introduire à la pensée d'Adam Smith dont le prénom amenait ce personnage à être plus tard qualifié de « père de l'économie politique » ?
Généralement présenté comme le chantre du libéralisme, voire de la pensée utilitariste[10], il est maintenant admis dans les sciences sociales mais autant pour sa philosophie morale et politique que pour ses réflexions sur l'économie.
Après ce détour indispensable, il sera temps de revenir aux questions de départ qui ont suscité mon intérêt.
Car la question que se pose A Smith à la fin du 18° siècle est la suivante : « Comment des individus qui ne recherchent pas le bien commun, ne serait-ce que parce qu'ils ignorent en quoi il consiste, peuvent néanmoins coexister et former une société ? »
Et une deuxième question suit : « L'intérêt général suppose-t-il la vertu de chacun ? »
Or, on le reconnaît, c'était la condition pour un Aristote afin de bien conduire la Politique (au sens de la vie dans la Cité).
La philosophie politique et morale anglaise des 17° et 18° siècles tourna autour de ces questions que le développement marchand international commençait à susciter instamment.
La fable de Bernard de Mandeville sur la « ruche qui, remplie de vices privés restait riche alors qu'elle périclita lorsqu'une reine des abeilles se mit en demeure de faire retourner les abeilles à des comportements vertueux » posait déjà le problème. Elle y répondait en déclarant que l'enrichissement des uns profitait à l'ensemble et notamment aux pauvres par le biais d'une demande de produits de luxe aux artisans et de services de domesticité pour d'autres.
Mais la question première devient alors : Comment connaître le vice et la vertu ou comment se forment les jugements moraux ?
A.Smith utilise alors le mot anglais de « sympathie » que le français traduit par « compassion » ou peut-être empathie ?[11]
« Aussi égoïste que l'homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s'intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur quoiqu'il n'en retire rien d'autre que le plaisir de les voir heureux .De cette sorte est l'émotion que nous sentons pour la misère des autres, que nous la voyons ou que nous soyons amenés à la concevoir de la manière la plus vivace »[12]
La sympathie smithienne est assez complexe à concevoir car c'est la capacité à ressentir en imagination ce que l'autre ressent, sachant que c'est bien uniquement nous même qui ressentons cela et de nous l'autre exactement.
« Nous rougissons de l'impudence et de la grossièreté d'autrui bien que celui-ci semble n'avoir aucun sens de l'inconvenance de son comportement ; c'est que nous ne pouvons nous retenir de sentir la confusion qui devrait être la notre si nous nous étions conduits d'une manière aussi absurde. »[13]
Mais Smith continue plus loin : Sous certaines conditions, la sympathie, cette capacité qui conduit soi même à concevoir ce que vit l'autre et penser ainsi qu'il en est de même sur l'autre par rapport à soi-même, pousse à intérioriser des valeurs. Ainsi, l'homme en société est conduit (sous certaines conditions) à devenir le propre juge de ses actions :
« C'est la raison, la conscience, c'est cette espèce de divinité qui est le juge et l'arbitre suprême de notre conduite. C'est elle qui, lorsque nous sommes prêts à troubler le bonheur des autres, se fait entendre à nos passions les plus violentes. [14]»
Comme l'écrit Daniel Diatkine,[15] c'est la pratique sociale de ce jeu spéculaire qui consiste à imaginer la passion de l'autre et l'autre imaginant ses propres passions qui induit une possibilité d'établir un jugement moral rationnel mais non issu de la raison.
En effet, cela revient à admettre que, vivant ce que ressent l'autre, il ne nous est pas possible de faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fasse. Donc, que par tâtonnement, nous expérimentons ce qu'il est possible de faire en présence d'autrui et progressivement apprendre la vertu.
Clarifions la position de Smith : Ce n'est pas par rationalité posée que l'homme social se construit un ensemble de règles morales et y consent mais par ressenti imaginaire. Ce qui n'empêche pas la construction d'un ensemble de règles morales apparaissant après coup comme rationnel. La société alors pourra transmettre ses valeurs par la socialisation des humains mais telle est la pensée de Smith quant à l'origine de la formation des valeurs morales chez l'homme.
D'ailleurs toute la philosophie écossaise adopte au 18° siècle la position de Hume sur le fait que le jugement moral ne peut être établi par la Raison : celle-ci peut évaluer le vrai du faux alors que le jugement moral (penser le juste et l'injuste) provient bien des Passions, des Affects, des Emotions.
Dès lors, quelles sont les conditions pour que s'établisse cette position de « spectateur impartial » chez l'homme social (le spectateur impartial, c'est notre conscience morale appelée ainsi par Smith) ?
Smith déclare qu'à la limite, seuls les juges et les philosophes peuvent acquérir par leur longue pratique sociale ce type de comportement mais pas forcément l'homme moyen. D'autant que :
« La connaissance des règles morales (chez l'homme social) ne le rendra pas capable d'agir de cette manière. Ses passions sont très capables de l'égarer, parfois de l'entraîner et de le séduire si bien qu'il peut violer toutes les règles qu'il approuve dans ses moments modérés et calmes »[16]
C'est à ce niveau qu'intervient le marché.
Dans une transaction marchande, il faut forcément qu'une égalité de valeur soit reconnue et acceptée pour que la dite transaction se fasse. Car contrairement à ce que pensent par exemple la plupart des jeunes étudiants français[17], si un échange inégal est commis plusieurs fois de suite par un commerçant, un artisan ou une entreprise (mauvaise qualité de la marchandise, prix abusif, service mal rendu), que vont faire les acheteurs sinon changer de commerçant, d'artisan et d'entreprise.
C'est la célèbre phrase de Smith :
« Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts, Nous ne nous adressons pas à leur humanité mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leurs parlons mais de leur avantage ; il n'y a qu'un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d'autrui »[18]
Smith sort donc de sa réflexion sur l'origine des sentiments moraux par l'idée, non pas que la société marchande est plus morale que les précédentes, mais qu'elle se présente de manière plus pacifiée que les autres précédentes car personne ne dispose de tout ce qu'il désire s'étant spécialisé chacun, qui dans le professorat, qui dans l'agriculture, qui dans la vente… et chacun ayant ainsi rigoureusement besoin de l'autre pour satisfaire ses besoins.
« …Dans une société où la division sociale du travail est poussée,… chaque homme subsiste d'échanges et devient une espèce de marchand[19], et la société elle-même est proprement une société commerçante »[20]
C'est donc par la spécialisation des métiers et la division sociale du travail que les hommes peuvent pratiquer à la fois leur goût pour le « trafic, l'échange, le contact » avec autrui et leur passion égoïste pour « faire ce qu'il savent le mieux faire » de manière personnelle.
Si l'être humain ne pense qu'à son plaisir et agit selon ce plaisir, il ira vers l'activité sociale qu'il préfère, abandonnera les autres activités et par conséquent deviendra un élément divisé de la grande société. Mais comme il aura élaboré une grande habileté dans son métier il pourra vendre le produit de son travail et l'échanger pour combler le manque qu'il a accepté de créer en se spécialisant.[21]
Ainsi, nous passons d'une condamnation morale de l'échange marchand à une démonstration du bien fondé de cet échange en vertu de la notion d'optimum collectif.
Il reste à traiter d'une passion qui est pour Smith condamnable, celle de l'enrichissement sans limite. Il résout la question en indiquant que si cette passion se focalise sur de l'accumulation de capital, elle est utile socialement car seront employées beaucoup de personnes dans les usines, magasins et lieux de vente dudit riche. L'entrepreneur est mis à l'honneur dans ce type de société marchande mais pas le rentier, ni le spéculateur. C'est d'ailleurs une position largement reprise chez les économistes ultérieurs. Pensons à la suggestion de Keynes qui proposait ni plus ni moins « l'euthanasie des rentiers » et la fin de cette « relique barbare qu'est l'or, en tant qu'étalon monétaire [22]».
Ou encore cette citation tirée de Smith :
« Le produit du sol nourrit constamment presque tous les habitants qui le cultivent. Les seuls riches choisissent dans la masse commune ce qu'il y a de plus délicieux et de plus rare. Ils ne consomment guère plus que le pauvre ; et en dépit de leur avidité et leur égoïsme (quoiqu'ils ne cherchent que leur intérêt, quoiqu'ils ne songent qu'à satisfaire leurs vains et insatiables désirs en employant des milliers de bras), ils partagent avec leur dernier manœuvre le produit des travaux qu'ils font faire. Une main invisible semble les forcer à concourir à la même distribution des choses nécessaires qui aurait eut lieu si la terre eût été donnée en égale portion à chacun des habitants ; et ainsi, sans en avoir l'intention, sans même le savoir, le riche sert l'intérêt social et la multiplication de l'espèce humaine »[23]
Quel lien avec la réflexion psychanalytique ?
Nous n'avons fait qu'ébaucher une présentation succincte de la pensée de Smith. Notamment, le lecteur va pouvoir rétorquer une quantité d'arguments impressionnante sur l'invalidité du lien social généré par le marché.
Il n'est pas question d'entamer ici une « défense et illustration » de l'économie marchande et de ses bienfaits ou supposés bienfaits mais d'esquisser un début d'argumentation moins conventionnel.
Citons trois critiques actuelles et classiques sur le fonctionnement de l'économie de marché :
- Que faire du chômage qui exclue les personnes du marché ? Evidemment sauf à remarquer que celui-ci n'est « toléré » que dans certaines sociétés actuelles comme la France. Les sociétés anglo-saxonnes, hollandaise, scandinaves ont résolu la question du chômage structurel car elles ont compris l'aspect éminemment destructeur du lien social que constitue l'insuffisance de travail salarié dans une population soumise à l'économie de marché.[24].
- Les marchés financiers montrent une rapacité au gain et une rapidité à s'enrichir le tout assorti de moralité pour certains agents plus que douteuse. Oui, certes et il est difficile de trouver beaucoup d'économistes pour approuver complètement ce type de conduite. La question de l'existence des marchés financiers est par contre plus délicate à résoudre et à expliquer.
- Que faire des gains prodigieux des dirigeants d'entreprise face à l'existence de poches de pauvreté dans les pays riches ? Oui, certes, que fait le politique face à cette pathologie sociale ?[25]
Pour conclure, si l'on en revient à la démarche psychanalytique, en quoi la réflexion sur l'économie marchande et l'analyse économique possède-t-elle un intérêt ?
Il pourrait sembler pertinent d'établir un parallèle entre le sujet divisé de la psychanalyse et la « division sociale du travail ». Par sa prise dans le langage, l'être humain accepte de perdre une partie de la signification de ses actes et pensées.
En tant que sujets économiques, nous vivons la division car nous n'assurons plus nos besoins par nous-mêmes et nous ne savons pas les conséquences de nos actes individuels.
Fini le temps de l'autarcie paysanne. Il faut en passer par le marché, par l'échange avec l'autre pour assurer notre vie matérielle. Effectivement, le vieux rêve français de tout fabriquer dans sa ferme polyvalente à l'intérieur de son village et près de son clocher s'est éteint avec la révolution silencieuse des campagnes après 1945. Il n'est pas sûr que ne subsiste pas en France de 2006 une grande nostalgie de ce pseudo âge d'or des campagnes.
Et ignorance permanente des conséquences de nos actes individuels : Que par mimétisme social, quelques dizaines de milliers de consommateurs s'abstiennent de changer leur voiture une année et une crise de surproduction se déclenche dont personne n'est coupable ni responsable mais qui créera bel et bien du chômage.
La castration économique existe par la limite de notre pouvoir d'achat : Sans argent, pas d'achat, pas de satisfaction de nos besoins. Il faut en passer par le travail social !
C'est bien parce que la personne adulte a compris qu'elle n'aura pas tout ce qu'elle veut qu'elle va pouvoir accepter de travailler là où la société lui propose un travail et qu'elle pourra accepter ce qui peut au mieux lui convenir. Et ce sont bien les « autres » qui proposent un travail social et non « le patron » contrairement aux apparences. Qui est la cause de la fin de la sidérurgie en France ? L'économie de marché ou le fait que nous avons plus besoin de médecins et de gérontologues que d'acier ? Le « patron » ne fait lui-même que suivre la demande sociale. S'il est plus ou moins imposant, il peut à la marge, tordre momentanément la demande dans son sens, il peut aussi créer des externalités négatives socialement mais alors l'Etat intervient pour corriger de telles externalités.
Le passage à la vie adulte et au nécessaire salariat est donc bien une perte acceptée, celle de la vie matérielle assurée par l'Autre, les parents.
Mais actuellement, en France, les parents modernes de la classe moyenne désirent-ils tant que cela que leurs enfants de 25 ans les quittent et grandissent vraiment ?
En France, n'avons-nous pas un Etat plus « big mother » que « big stick », plus entourant et bienveillant maternellement qu'à sa place de Politique. Qui continue à promettre qu'il va régler les problèmes des humains, tous les problèmes des humains sinon l'Etat français et le discours politique ambiant ? Qui d'ailleurs accepte d'être pseudo dupe sinon la population française ?
J'arrête le propos momentanément ici.
Peut-être trouverait-on par la suite de quoi alimenter une recherche fructueuse sur la question de l'origine de la richesse [26] ou sur la division sociale du travail et ses conséquences plutôt que de crier à « l'horreur économique » ?
Jean-Marc Bouville, professeur de Sciences Sociales en classe préparatoire, chargé de cours à l'Université.
[1] Je pense aux ouvrages récents de JP Lebrun « un monde sans limite », de Charles Melman « L'homme sans gravité » et JP Hiltenbrandt « Insatisfaction dans le lien social ».
[2] Par exemple dans « le discours psychanalytique » de février 1989, C.Melman écrit « C'est ( l'Economie ) la science dite de l'homme dont le postulat est que ce qui fait le lien social, c'est l'intérêt des contractants ; nous ne disons pas le désir mais leur intérêt » p 117 in « pourquoi la TVA n'est-elle pas applicable à la séance de psychanalyse ? » Si le discours économique peut se prêter à cette définition, il ne me semble que l'analyse économique puisse se réduire à cela.
[3] In « Ethique à Nicomaque » p 49 ed. Garnier-Flammarion
[4] EAN p 114
[5] EAN p 249
[6] EAN p 249
[7] EAN p 251
[8] C.Castoriadis : polycopié « Valeur, égalité, justice, politique de Marx à Aristote et d'Aristote à nous »
[9] Voir la première phrase du livre I du « capital » : « Le monde s'annonce comme une immense accumulation de marchandises »
[10] Smith est-il utilitariste ? « … Avec A.Smith, l'homme n'est là-dedans lui-même qu'une marchandise égale aux autres, c'est-à-dire un bien parmi d'autres » C Melman in « le discours psychanalytique » oc p 118. Il est difficile pourtant de le croire à lire la Théorie des Sentiments Moraux de Smith.
[11] On peut proposer le mot « pitié » utilisé aussi par Rousseau
[12] TSM p 23
[13] TSM p 29
[14] TSM p 147
[15] In DST préface à l'édition Garnier Flammarion p 29
[16]TSM p 333
[17] Expérience personnelle d'enseignant en Sciences Sociales.
[18] RDN p 83
[19] C'est bien « espèce de marchand » qu'écrit Smith. L'être humain n'est en aucune façon une marchandise. Marx ne s'y trompait pas qui précisait que ce que vend le salarié ce n'était pas lui-même mais « sa force de travail » , sa capacité de travail. La transformation en marchandise de l'être humain est du domaine de l'esclavage antique ou occidental, pas du domaine du capitalisme.
[20] RDN p 91
[21] Ricardo dans son petit modèle d'échange international tiré des « principes de l'économie politique et de l'impôt » en 1811 en réalité ne fera qu'inscrire logiquement le gain tiré par tout un chacun des échanges marchands au prix de la spécialisation et de la division sociale des tâches.
[22] On pourrait citer la différence historique entre la position des land lords anglais qui se sont passionnés pour moderniser leurs terres agricoles au 18° siècle, créant ainsi les conditions de la révolution industrielle et celle de la noblesse française toute préoccupée à se faire voir à la cour de Louis XIV puis du régent et de Louis XV.
[23] TSM p 257
[24] Il n'y a qu'en France et en Allemagne que l'on trouve une forte proportion de la population qui préfère « sécuriser les emplois » plutôt que « sécuriser les salariés » tout en assurant la flexibilité des emplois aux entreprises. De même, retrouve-t-on en France une part mportante de la réflexion intellectuelle « plaignant le chômeur » qui devrait avoir suffisamment pour vivre avec dignité tout en refusant de voir que la seule position est celle de lui permettre d'avoir un emploi
[25] Qui a autorisé l'abaissement des barèmes d'imposition sur le revenu sinon les hommes politiques ? Qui signent des accords de libre-échange tous azimuts sans penser aux conséquences sociales sinon la sphère du politique ? L'Etat américain vient d'interdire par loi l'achat de terminaux portuaires à une société basée à Dubaï sans état d'âme et la sphère économique s'incline. On peut se poser la question de la capacité des Etats européens à affirmer leur autonomie et leur priorité sur la sphère marchande. En tout cas, les économistes européens sont nombreux à dénoncer l'alignement du Politique en France sur des supposées positions de la sphère Economique.
[26] Ainsi, Lacan dans « l'envers de la psychanalyse » p 94 aborde-t-il cette question que l'on peut mettre en rapport avec des réflexions de Smith dans la « théorie des sentiments moraux ». Ou encore, on peut démontrer avec Ricardo, comment on peut gagner dans l'échange marchand à condition de perdre d'abord quelque chose.
Réponse de Jean-Paul Hilltenbrand à Jean-Marc Bouville
Soyez remercié pour ce louable exercice d'éclaircissement. Il est sans doute vrai que nous, analystes, ne sommes peut-être pas suffisamment clairs dans notre rapport à la chose économique. Je vais donc m'exercer à mon tour à cette tentative d'éclaircissement. Pour commencer, je ne saurais adhérer à la confusion habituelle entre capitalisme et libéralisme (souvent adjoints de la particule néo) dans un style de dénonciation tautologique. De quoi s'agit-il ? Si Lacan présente le capitalisme structuré comme un discours, c'est pour le caractériser en tant qu'il est un discours sans butée (à la différence des quatre autres), donc sans limites. Aussi bien peut-il être qualifié de sauvage (ce qu'il est à l'occasion) ou de fou (au sens de la psychose). Toutefois, il subsiste une ambiguïté dans l'élaboration de Lacan. C'est le cas Marx. A savoir que Lacan l'a inscrit dans un premier temps dans le discours du Maître pour montrer quoi ? L'extraction que fait Marx de la Mehrwert comme symptôme de son temps. Effectivement la seule chose qui intéresse ce discours, sa visée exclusive, est la plus-value, le plus-de-jouir qui aliène l'individu au travail ; par son travail, l' « esclave » assure au patron, au maître, sa jouissance et la stabilité de ce discours. Ce discours, en même temps qu'il aliène le sujet à la plus-value, le refoule dans sa fonction. Modèle universel. Peut-être l'invention du cinquième discours par Lacan était-elle destinée à rendre compte d'un autre fait. En ceci que l'élaboration de Marx reste valable dans un contexte de travail de production et d'échange marchand (d'objets matériels, de biens, de consommables).
A partir du moment où l'accent porté par une civilisation ne s'appuie plus exclusivement sur la production mais sur le jouir (les loisirs, le repos, le tourisme, la culture, l'hédonisme en général) effectivement le plus-de-jouir reste à sa place dans ce nouveau discours mais la trique du patron a disparu (cf les problèmes d'autorité dans notre société actuelle). Dans ce nouveau discours, le signifiant maître — S1 — est passé dans les dessous, en place de vérité, alors que le sujet opère un retour sensationnel en place d'agent. D'où s'éclaire notre travail sur l'individualisme et notre projet de Colloque prochain sur la quête d'identité. Car ce sujet n'est pas tout à fait celui du discours hystérique : il est contemporain et agent de l'utopie libérale au sens où libéralisme et individualisme représentent deux pôles de tension complémentaires nécessaires. Pas de politique libérale pensable sans l'individu qui y participe de sa raison souveraine en toute liberté. Projet utopique sans aucun doute mais il est celui sur lequel reposent, fragiles, nos démocraties. Cela implique que la pensée libérale va instruire sa démarche parfois contre le capitalisme puisque ce dernier se montre aveugle, cruel souvent, et n'a aucun ménagement pour les individus. Il existe donc dans le libéralisme un courant de philosophie politique non négligeable qui pousse à une régulation étatique, à un ré-équilibrage économique (par les impôts notamment) voire à une politique de protection des individus. Courant indispensable à l'équilibre de nos démocraties libérales et à la survie matérielle et existentielle de ses membres.
Ces considérations préalables m'amèneraient à proposer plutôt trois logiques en présence :
- celle du Souverain Bien que vous articulez parfaitement à partir d'Aristote et qui s'oppose au règne des biens
- une rationalité morale qui en découle et ici, à faire mention de la main invisible d'A. Smith qui n'est autre que l'égoïsme narcissique de chacun (intérêt), élément régulateur des marchés comme légitimation morale de ces derniers
Ajoutons cette remarque essentielle que le marché est non seulement soumis à la morale de Smith, à l'utilitarisme benthamien mais qu'il y entre également de la part de l'acheteur et a fortiori, chez le détenteur, le propriétaire, un souci de reconnaissance sociale (cf les produits de luxe, de mode, etc…) : un bien n'étant pas seulement un moyen de confort, une jouissance mais également signe d'appartenance sociale et de participation à l'échange au-delà de la valeur réelle de ce bien.
Or ces deux courants : celui du Souverain Bien et celui d'une morale économique rationnelle sont parfaitement compatibles, aussi bien avec le marché provençal qu'avec le marché mondialisé des biens, la consommation en général et les modes d'enrichissement de ses agents (cf le capitalisme puritain américain). Il existe encore aujourd'hui des entreprises où la solidarité entre l'ouvrier et le président-directeur est totale (par exemple Michelin). L'idée d'un Souverain Bien n'est incompatible ni avec la possession d'un téléphone portable, d'une résidence secondaire,, ni avec un séjour aux Seychelles, fût-il ennuyeux au possible, et tout bénéfice pour le tour-operator, ni avec l'aliénation du sujet aboli au plus-de-jouir. Les égarements exotiques, rationnels ou non-rationnels, de nos contemporains ne sont ni péché ni symptôme, ils caractérisent la faiblesse propre du parlêtre soumis aux caprices de sa jouissance hédoniste.
En revanche, il existe une troisième dimension : celle de l'économie constituée comme science, totalement mathématisée, devenue pur jeu d'écriture et non plus échanges, devenue pure formalisation et non plus relation du travail à un bien. Cette économie qui, pour prendre un exemple imaginaire, régie par une décision technique prise à Bruxelles de l'ordre de 0, 01% d'un indice quelconque, va jeter dix mille personnes sur la paille dans un petit pays du fond de l'Europe. Cette économie, régie par les ordinateurs, brasse d'immenses masses financières, détermine les décisions des banques centrales, etc…Comme on le sait, les flux financiers mondiaux sont bien plus importants que les flux marchands véritables. Beaucoup de décisions politiques-pseudos sont prises en vertu de ce dispositif ; il est clair que la limite de nos dépenses de santé est assignée à partir d'un tel dispositif et non plus à partir de nos besoins réels de santé ou de notre idée d'une bonne médecine. Prenons la recommandation récente d'un haut responsable politique : « Chaque euro dépensé en santé doit prouver son efficacité ». Imaginons ce précepte poussé à son terme extrême devant un malade de 95 ans ! Quelle valeur donner à la vie dans ce cas-là et comment s'évaluerait la notion d'efficacité ? On perçoit avec cette directive où une certaine dimension de l'économie se moque de notre rapport à la vie, de notre rapport social, de notre rapport à nos proches… Et qu'ici, nous ne sommes plus dans le modèle de l'échange marchand.
Qu'est-ce qui intéresse l'analyste en cette circonstance ? C'est d'observer qu'une certaine science économique s'est libérée des contraintes subjectives habituelles. En effet, le propre d'une science est sa désubjectivation. C'est un premier point. Le second est que la fonction de l'Autre est évacuée au sens où ce n'est plus un discours qui régit ce dispositif mais une écriture mathématique, cybernétique, donc sans l'Autre qui imposerait sa limite ; d'où l'illusion d'un développement infini, d'où l'économisme politique se faisant toujours promesse d'un plus grand bonheur pour tous.
Résumons les traits caractéristiques de cette troisième dimension : science comme écriture ou jeu d'écritures, où la fonction du sujet est abolie, où l'Autre est exclu. Faut-il s'étonner que ce dispositif aille dans certains cas jusqu'à l'intolérable ou l'absurde et que dans certaines circonstances, il attente aux libertés individuelles fondamentales ? Nous savons aujourd'hui — ou devrions savoir — qu'un certain nombre de dérives économiques capitalistes mais aussi politiques (les totalitarismes) n'ont été possibles que parce que l'individu, agent d'une liberté et d'un droit, a été réduit à une valeur justement par le fait de la science.
Quel est le trait fondamental à retenir dans tout ceci ? Qu'une certaine économie est dissociée de notre relation fondamentale aux autres. Qu'elle est désolidarisée de la pratique humaine de l'échange. Qu'une profonde lézarde traverse notre civilisation, que la primauté donnée à l'économie comme science est bien aujourd'hui le creuset actif de la psychose sociale. La menace qui pèse sur notre civilisation ne se dessine pas dans les termes d'un avenir sans pétrole, ni qu'il ne sera pas possible de donner à tous accès à tout, la menace réside dans cette obnubilation idéologique que les biens conduisent au Bien (le bonheur) et que la science économique en est le levier le plus assuré. En ce sens, et l'apologue de Mandeville (on verra prochainement si la reine des abeilles — Ségolène — fera mieux !) et les spéculations morales d'A. Smith sont fautives, comme l'est également la déontologie de Bentham. Il n'y va pas seulement de ce qu'ils confondent désir et intérêt, comme le souligne C. Melman, (discrimination souvent délicate à trancher d'autant que l'un n'exclut pas forcément l'autre) mais plus radicalement en ce qu'ils mêlent manque et béance dans le même sac. Or s'il est toujours loisible de satisfaire partiellement à un manque (ici, bravo à l'économie !), pour la béance on peut toujours courir. Il est clair que toute la rationalisation (ô combien), morale ou pas, qui anime la pensée économique depuis plusieurs siècles jusqu'à maintenant, évite soigneusement ce noyau irréductible. La psychanalyse ? C'est la science de cet irréductible.
Identité et sexuation
- Par AREL P.
Parmi les grands remaniements identitaires que nous impose la modernité, ceux qui concernent l'identité sexuée ne sont pas les moindres ; comme nous l'ont dit Françoise Rey et Elisabeth Le Bihan lors de notre dernière réunion, l'évolution des mœurs et des lois ont profondément changé la place des femmes dans la société et dans leur rapport privé aux hommes. Ce qui reste relativement inaperçu, c'est que du même coup le statut et l'identité des hommes se trouvent eux aussi remaniés.
Lorsque nous voulons suivre cette évolution, nous regardons en premier lieu les droits conquis par les femmes et les lois qui marquent pour elles une émancipation de ce qui a été nommé de bonne heure le pouvoir masculin,(Cf La déclaration des droits de la femme : « La tyrannie perpétuelle des hommes » -art. IV)(1). Mais si nous essayons de suivre les rapports entre les lois écrites, votées, et les lois coutumières, nous pouvons constater un décalage important. Nous avons tendance à regretter les retards de la loi sur les mœurs. Mais parfois la loi votée ne passe pas du tout dans les mœurs comme la loi du 6 fructidor An II qui fonde le droit au nom des citoyens français et ce droit est le même pour les hommes et pour les femmes. Cette loi qui attribue une dénomination pour les hommes et les femmes et leur assigne un patronyme à vie, rend illégal ou au moins sans effet juridique le nom d'épouse. Mais la distinction mademoiselle-madame et l'attribution du nom d'épouse sont restés dans les mœurs en dépit de cette loi.(2)
Ainsi nous voyons que la loi révolutionnaire qui a imposé une symétrisation dans une opposition binaire homme-femme n'a pas réussi à venir à bout d'une loi coutumière qui, dans la langue elle-même, définit les femmes par rapport à un homme, le père ou le mari. Ce que la loi républicaine essaie de mettre en place, c'est une égalité de statut qui, en faisant se dissoudre la limite privé-public, symétrise les places dans le couple et les filiations. Depuis les lois sur le divorce jusqu'à la dernière loi sur l'attribution du patronyme aux enfants, ce processus de symétrisation des places n'a cessé de suivre un cours qui abouti à une situation d'égalité de statut légal entre les hommes et les femmes. Mais à l'instar du mot mademoiselle, bien des pratiques coutumières témoigne du maintien d'une dissymétrie dans les places masculines et féminines. Comme le fait remarquer G. Pommier dans son article sur la loi de 2005 sur les patronymes(3), cette loi a été votée en dépit et même contre un respect ultra-majoritaire de la loi coutumière, puisque 97% des enfants nés hors-mariage se voient attribuer le patronyme de leur père, alors que la possibilité de porter le patronyme de la mère existait avant la promulgation de la loi de 2005. Ce forçage législatif mérite deux remarques principales :
- La première est que cette loi a été votée suite à une requête du conseil européen, ce qui pose le problème de l'étagement des niveaux de décision dans l'adoption des règlements et des lois depuis l'échelon local jusqu'aux niveaux supranationaux. Pour toute décision prise à un échelon donné, un recours peut être lancé et venir invalider ou au moins affaiblir son application. Ainsi, pour une loi comme celle sur le patronyme, qui touche au plus près l'identité de chacun, il a suffit qu'elle circule entre plusieurs échelons législatifs pour qu'elle échappe au débat démocratique et qu'elle soit radicalement transformée à l'insu du plus grand nombre.
- La deuxième remarque est que cette nouvelle loi vient toucher un des piliers de la loi coutumière qui continue, parfois contre la loi républicaine, à organiser la dissymétrie des rapports hommes-femmes, et l'exogamie. Comme nous le savons, le patronyme est le trait culturel, la marque symbolique première — mais non unique — qui vient séparer l'enfant de sa mère en pervertissant les échanges qu'il a avec elle par la mécanique pulsionnelle. L'exogamie est cet acte culturel majeur qui permet que l'enfant ne soit pas un corps soumis à divers besoins, mais un parlêtre soumis à un désir, en même temps qu'elle organise l'échange des femmes entre lignages différents. Mais si dans des systèmes sociaux à la donne symbolique relativement simple, les règles de l'exogamie sont faciles à préciser, dans des sociétés plus vastes où les groupes sociaux se définissent selon divers critères hétérogènes : religion, langue, hiérarchie sociale, milieu socio-professionnel, où commence et où finit l'exogamie ? C'est là une question importante concernant l'identité, puisque l'exogamie ne peut se fonder que sur la définition de traits symboliques différents, et que l'identité de ces traits va définir l'endogamie.
Le point de départ de mes questions était de savoir si l'évolution actuelle des rapports homme-femme, tels qu'ils sont réglés par les lois des pays démocratiques qui égalisent ou symétrisent les places, n'allait vers une vaste endogamie, du fait que la tendance veut qu'hommes et femmes appartiennent à une même loi, à une même filiation, à un même grand Un. Toutefois, si nous gardions l'idée que notre modernité nous éloigne d'une exogamie vaillamment mise en place par nos glorieux ancêtres, nous ne prendrions pas en compte le fait que les échanges inter-communautaires n'ont jamais été aussi nombreux qu'aujourd'hui, ni d'autre part que l'endogamie a pu être non une exception, mais bien une règle dans certaines sociétés du passé. Comme l'ont bien établi certains travaux, dont ceux de Germaine Tillion, l'endogamie a été une pratique généralisée sur le pourtour méditerranéen durant l'antiquité et le moyen-âge, et si elle a régressé dans de nombreuses contrées, elle reste d'une pratique courante en d'autres, dont les sociétés l'Afrique du Nord que G. Tillion(4) a étudié de près. Cette endogamie qui se pratique par le mariage entre cousins, souvent germains, a pour effet de renforcer la cohésion tribale, la richesse patrimoniale et donc la puissance patriarcale. Elle a pour autre effet de porter à son comble l'honneur viril, qui s'appuie sur la possession jalouse de biens patrimoniaux et de femmes, source de conflits et crimes d'honneur et donc d'un cloisonnement social éprouvant pour tous. Nés dans des sociétés où ce type d'organisation des échanges était la règle, les trois monothéismes ont édicté des lois qui ont eu pour visée de casser cette organisation patriarcale endogamique, en interdisant les mariages sur plusieurs degrés de parenté et en donnant aux femmes des droits, notamment de possession de biens, dont elles étaient jusque-là profondément dépourvues. Ces lois monothéistes ont eu des effets divers sur les lois coutumières —comme les lois républicaines d'ailleurs- puisque dans certaines contrées elles ont fini par s'imposer et organiser des échanges exogamiques, mais qu'en d'autres lieux le maintien de leur énoncé n'a pas réussi à empêcher l'endogamie. Remarquons au passage qu'ici le patriarcat, en organisant l'endogamie, œuvre en sens inverse du Nom-du-Père qui implique l'exogamie. Le monothéisme a pour un temps au moins permis que les femmes soient acceptées comme venant d'un lieu Autre. Il le fit en reconnaissant aux femmes une même filiation symbolique au Dieu Un, ce qui les dispensait de la reconnaissance d'une filiation réelle à un patriarche. C'est au nom d'une autorité supérieure, transcendante, que l'exogamie a pu s'organiser.
Que va-t-il se passer si la loi qui s'impose sur les différentes lois coutumières préexistantes réussit son coup, à savoir qu'elle homogénéise, rassemble dans un grand Un les diverses unités sociales déjà là ? Est-ce que dans ce grand Un homogène les échanges exogamiques ne vont pas de nouveau devenir difficile ? C'est là un risque de grande endogamie qui ne s'est jamais réalisé dans les systèmes monothéistes. Mais qu'en est-il dans les sociétés démocratiques qui ont érigé des lois qui ne font presque plus aucune distinction entre les hommes et les femmes ? Certes la mondialisation n'est pas une réalité totale ni homogène, loin s'en faut heureusement, de même que nous sommes loin d'être chapeautés par un Etat universel, même si les grandes institutions internationales prennent un pouvoir croissant dans nos vies en promulguant divers règlements, droits et lois à un échelon supranational. C'est ce que nous commençons à mesurer, non sans difficulté, au niveau économique, mais que nous mesurons beaucoup plus mal pour ce qui concerne nos mœurs, parce que cela vient toucher à la loi inconsciente qui nous commande à notre insu. Ce qui s'est produit en Europe dès le 19ème siècle dans la suite de la révolution française et de la déclaration des droits de l'homme, concernant le statut des femmes, s'est généralisé au reste du monde dans la suite de la déclaration universelle des droits de l'homme. Les femmes y trouvent soutien et légitimité à leurs revendications, même si les résistances y sont dans certains pays très vives, au point que l'on pourrait parler dans certains cas d'un véritable recul.
Cette évolution mondiale a des effets certains sur les conditions qui régissent notre désir comme notre jouissance. Nous ne pouvons que nous réjouir de la place et du rôle qu'ont pris les femmes dans notre société. Mais force est de constater que ces changements profonds et brutaux ont créé les conditions d'un malaise nouveau que l'on pourrait résumer succinctement ainsi : les hommes et les femmes ne savent plus très bien sur quel pied danser, ni même quelle danse ils pourraient bien faire ensemble. Il s'ensuit que l'identité féminine, qui a bénéficié de l'attention et des contributions du plus grand nombre, reste l'objet d'une quête dont rien n'annonce l'apaisement, et que l'identité masculine, qui semblait il n'y a pas si longtemps pouvoir subir toutes les attaques sans broncher, a vacillé jusque sur ses fondements. C'en est au point que nombre d'hommes éprouvent de grandes difficultés à prendre leurs marques dans la vie sociale et avec les femmes.
Tout est advenu comme si l'on n'avait pas vu qu'en touchant au statut des femmes, nous touchions aussi à celui des hommes. Revenons brièvement sur le féminisme. Celui-ci a été soutenu selon deux modalités différentes, et une troisième qui se dessine maintenant. Ces deux modalités principales prônent, l'une l'égalité homme-femme et l'autre leur différence. Pour l'égalitarisme, il n'y a pas de différence naturelle qui justifie l'inégalité de statut, culturelle, qui existe entre les hommes et les femmes. C'est dans cette visée que s'énonce qu'ils sont également citoyens et qu'ils possèdent les mêmes droits. Le différentialisme se fonde lui sur un essentialisme. Il existe une essence féminine, une nature dont l'identité nécessite qu'elle soit pleinement définie et reconnue. Ces deux voies du féminisme ont en commun la contestation de la domination masculine, de l'androcentrisme, et la revendication d'une appartenance à un système de loi et à une filiation qui serait la même pour les égalitaristes, et qui leur seraient propres pour les différentialistes. Dans un cas comme dans l'autre, l'identité des femmes trouverait sa pleine reconnaissance dans un système unifié, un Un qui dans un cas est le même que celui des hommes, et dans l'autre est différent mais parfaitement symétrique.
A côté de ces deux versions du féminisme s'en développe une autre, originale, que l'on trouve chez certains auteurs des genders studies, dont Judith Butler, qui se fonde sur l'affirmation qu'il n'y a pas de nature, d'essence, et donc d'identité féminine. Leur théorie, éminemment politique, s'appuie sur ce terme de gender, le genre, qui a fait son entrée universitaire et sociale dans les années 70 en Amérique du Nord. C'est un terme qui s'oppose à sexe. « Sexe est un mot qui fait référence aux différences biologiques entre mâles et femelles, genre par contre est un terme qui renvoie à la culture. Il concerne la classification sociale en masculin et féminin. On doit admettre l'invariance du sexe et la variabilité du genre. »(5)
Cette variabilité du genre est au fondement de leur mouvement et de leur théorie, qui affirme que toute norme, toute identité est soumise à une variabilité culturelle qui est le résultat des luttes que se sont livrées les divers pouvoirs phallogocentriques. Les gender studies prennent pour cible, elles aussi, la dominance masculine, qu'elle soit sur les femmes, les minorités opprimées, ou sur ce qui vient déroger à ce qu'ils nomment la norme hétérosexuelle. Comme ils le disent sans détour, c'est par une politisation des normes sexuelles, qu'ils visent à réformer non seulement dans leur contenu mais aussi dans leur statut, qu'ils font porter leur action qui consiste à obtenir une reconnaissance universelle de tous ceux et celles qui ont à souffrir de la censure et du refoulement imposés par la dominance masculine. Comme vous l'entendez, ce programme ne fait pas qu'élargir et radicaliser une revendication ancienne, il la déplace. Dès Olympe de Gouge nous trouvons chez les féministes une contestation de la tyrannie perpétuelle que l'homme oppose non seulement aux femmes mais aussi aux esclaves et autres opprimés. Cette oppression a pour résultat la non-reconnaissance de l'identité et des droits de ceux qui sont en position Autre.
L'originalité des Gender studies et particulièrement de J. Butler est d'affirmer qu'il n'y a pas d'identité, de nature féminine. Mais cette affirmation n'empêche pas de revendiquer une reconnaissance universelle pour les femmes et plus généralement « tou.te.s ce.lles.ux» qui sont en position Autre. En bonne hégelienne, J. Butler accompagne sa théorie d'une action politique qui l'a menée à occuper un poste éminent dans la bureaucratie internationale, comme présidente de la commission des droits de l'homme pour les lesbiennes, gays, bi et transsexuels, organisme chargé de faire enregistrer et respecter les nouvelles normes conquises de haute lutte.
Ces diverses théories féministes présentent pour nous l'intérêt de rendre compte du type de nouveautés socio-politiques auxquelles nous sommes d'ores et déjà confrontés. Elles nous permettent de préciser un chapitre important du malaise dans la civilisation tel que nous le vivons aujourd'hui, à partir d'une remise en cause non seulement de l'identité féminine, mais tout autant, ce qui n'est que rarement dit, de l'identité masculine. Les féminismes ont ce point commun qu'ils ont appuyé leurs revendications sur une dénonciation de la domination masculine, de l'androcentrisme. Comme nous l'avons évoqué trop brièvement, ces revendications ont eu des effets législatifs et sur nos mœurs qui ont des répercutions non négligeables sur l'exercice de la virilité. De sorte qu'il y a un malaise palpable du côté de la gente masculine, tant en ce qui concerne son identité que son action.
C'est ce malaise, plus qu'un autre, qui mènent des hommes et des femmes à entreprendre une cure analytique. Cela est pour eux l'occasion de prendre au sérieux le savoir qu'ils ont déjà sur ce qui les fait hommes ou femmes. Parmi ces savoirs, il en est un qui concerne l'existence de La femme, ou son inexistence plus précisément, et l'androcentrisme, à savoir qu'il n'y a pas d'androcentrisme. C'est ce qu'affirme à maintes reprises Lacan, dans le séminaire « D'un Autre à l'autre »(6) notamment : « …La femme, on ne sait pas ce que c'est, inconnue dans la boîte! …il ne s'agit pas de savoir pour l'instant si les femmes sont refoulées, il s'agit de savoir si La Femme l'est comme telle, et bien sûr ailleurs, et pourquoi pas en elle-même, bien sûr. Ce discours n'est pas androcentrique. La Femme dans son essence, si c'est quelque chose, et nous n'en savons rien, elle est tout aussi refoulée pour la femme que pour l'homme, et elle l'est doublement. D'abord en ceci que le représentant de sa représentation est perdu, on ne sait pas ce que c'est que La femme … ». Pour les hommes comme pour les femmes, La femme est refoulée primordialement, il n'y a aucun signifiant pour la représenter. Comme la chose freudienne, La femme est imprédicable, elle n'a aucun attribut qui permette de l'identifier. C'est là une faille commune aux hommes et aux femmes, qui constitue pour eux une commune filiation, a pu dire C. Melman qui ajoute : « On peut ensuite vouloir attribuer cette faille à tel ou tel père singulier, à telle culture spéciale, à telle langue originale à telle circonstance exceptionnelle, cela c'est le roman familial ou national. »(7 )Lequel roman familial ou national sert à faire valoir une identité, une filiation particulière. C'est là que nous voyons se distinguer deux types de filiation différents, à savoir une filiation à une faille sur laquelle aucune représentation, aucune identité ne peut s'accrocher, et une filiation à un trait communautaire qui, lui, assure une identité aux porteurs de ce trait. La première filiation est commune, universelle, mais faute d'un trait identitaire, elle ne cesse pas de ne pas s'écrire. La deuxième filiation qui se fait dans la fonction phallique, en apparence ne cesse pas de ne pas s'écrire, mais en fait repose sur un trait qui a cessé de ne pas s'écrire pour un certain nombre, à qui il assure une identité- cf séminaire Encore(8). Ce qui serait l'androcentrisme ne repose donc sur aucun trait identitaire nécessaire. La nécessité, c'est qu'il y ait un trait pour fonder une filiation ; que ce soit tel ou tel trait est contingent. En conséquence, il n'y a pas d'identité universelle, et d'autre part il ne peut y avoir de reconnaissance d'une identité sans passer par une contingence, c'est-à-dire par un symptôme particulier. Ces quelques points de logique, qui peuvent nous paraître par trop abstraits, ne nous disent pas moins que toute quête d'identité ne peut avoir qu'un résultat partiel et n'aboutir en aucun cas à une reconnaissance universelle.
C'est pourtant à cette universalité que semblent aspirer les démocraties modernes qui ont instauré un système politique qui prône une égale reconnaissance des droits de chacun de ses membres. Ce système a pour effet une homogénéisation en des groupes de plus en plus vastes au sein desquels il est difficile de faire valoir une différence, une altérité. D'où la revendication hystérique d'une reconnaissance par un grand tout universel, qu'il soit politique ou religieux, qui au fur et à mesure qu'il se réalise rend les possibilités d'une reconnaissance identitaire plus difficile. Comment pourrons-nous, dans ces masses, maintenir l'existence de traits différentiels à partir desquels le désir exogamique aura toujours cours ? C'est peut-être là-dessus que le discours Psychanalytique a vraiment son mot à dire !
NOTES
1 — Olympe de Gouge : DECLARATION DES DROITS DE LA FEMME ET DE LA CITOYENNE
Préambule.
Homme es-tu capable d'être juste ? C'est une femme qui t'en fais la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis moi : Qui t'a donné le souverain empire d'opprimer mon sexe ? ta force ? tes talents ? Observe le créateur dans sa sagesse ; parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi si tu l'oses, l'exemple de cet empire tyrannique. Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux, jette enfin un coup d'œil sur toutes les modifications de la matière organisée ; et rends-toi à l'évidence quand je t'en offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu le peux, les sexes dans l'administration de la nature. Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un ensemble harmonieux à ce chef-d'oeuvre immortel. L'homme s'est fagoté un principe de cette exception. Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l'ignorance la plus crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ; qui prétend jouir de la révolution, et réclamer ses droits à l'égalité, pour ne rien dire de plus. Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation, demandent d'être constituées en assemblée nationale. Considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de la femme, sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de la femme ; afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir des femmes ; et ceux du pouvoir des hommes, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient respectés ; afin que les réclamations des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution, des bonnes mœurs, et au bonheur de tous. En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage dans les souffrances maternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les Droits suivants de la femme et de la citoyenne.
Article I. La femme naît libre et demeure égale à l'homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.
Article II. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la Femme et de l'Homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et surtout la résistance à l'oppression.
Article III. Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation qui n'est que la réunion de la Femme et de l'Homme : nul corps, nul individu, ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.
Article IV. La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui ; ainsi l'exercice des droits naturels de la femme n'a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l'homme lui oppose ; ces bornes doivent être réformées par les lois de la nature et de la raison.
Article V.
Les lois de la nature et de la raison défendent toutes actions nuisibles à la société : tout ce qui n'est pas défendu par ces lois, sages et divines, ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elles n'ordonnent pas.
Article VI. La Loi doit être l'expression de la volonté générale ; toutes les Citoyennes et Citoyens doivent concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ; elle doit être la même pour tous : toutes les citoyennes et tous les citoyens étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emploi publics, selon leurs capacités, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.
Article VII. Nulle femme n'est exceptée ; elle est accusée, arrêtée et détenue dans les cas déterminés par la Loi. Les femmes obéissent comme les hommes à cette Loi rigoureuse.
Article VIII. La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée aux femmes.
Article IX. Toute femme étant déclarée coupable, toute rigueur est exercée par la Loi.
Article X. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales, la femme a le droit de monter sur l'échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune : pourvu que ses manifestations ne troublent pas l'ordre public établi par la Loi.
Article XI. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de la femme, puisque cette liberté assure la légitimité des pères envers les enfants. Toute Citoyenne peut donc dire librement, je suis mère d'un enfant qui vous appartient, sans qu'un préjugé barbare la force à dissimuler la vérité ; sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
Article XII. La garantie des droits de la femme et de la citoyenne nécessite une utilité majeure ; cette garantie doit être instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de celles à qui elle est confiée.
Article XIII. Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses de l'administration, les contributions de la femme et de l'homme sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles ; elle doit donc avoir de même part à la distribution des places, des emplois, des charges, des dignités et de l'industrie.
Article XIV. Les Citoyennes et Citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes, ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique. Les Citoyennes ne peuvent y adhérer que par l'admission d'un partage égal, non seulement dans la fortune, mais encore dans l'administration publique, et de déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée de l'impôt.
Article XV. La masse des femmes, coalisées pour la contribution à celle des hommes, a le droit de demander compte, à tout agent public, de son administration.
Article XVI. Toute société, dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution : la Constitution est nulle, si la majorité des individus qui composent la Nation n'a pas coopéré à sa rédaction.
Article XVII. Les propriétés sont à tous les sexes réunis ou séparés ; elles sont pour chacun un droit inviolable et sacré ; nul ne peut en être privé comme vrai patrimoine de la nature, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.
Postambule.
Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l'univers ; reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n'est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages de la sottise et de l'usurpation. L'homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa compagne. Ô femmes ! Femmes, quand cesserez-vous d'être aveugles ? Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé. Dans les siècles de corruption vous n'avez régné que sur la faiblesse des hommes. Votre empire est détruit ; que vous reste-t-il donc ? La conviction des injustices de l'homme. La réclamation de votre patrimoine, fondée sur les sages décrets de la nature ; qu'auriez-vous à redouter pour une si belle entreprise ? le bon mot du législateur des noces de Cana ? Craignez-vous que nos Législateurs Français, correcteurs de cette morale, longtemps accrochée aux branches de la politique, mais qui n'est plus de saison, ne vous répètent : femmes qu'y a-t-il de commun entre vous et nous ? Tout, auriez-vous à répondre. S'ils s'obstinaient, dans leur faiblesse, à mettre cette inconséquence en contradiction avec leurs principes ; opposez courageusement la force de la raison aux vaines prétentions de supériorité ; réunissez-vous sous les étendards de la philosophie ; déployez toute l'énergie de votre caractère, et vous verrez bientôt ces orgueilleux, non serviles adorateurs rampant à vos pieds, mais fiers de partager avec vous les trésors de l'Etre suprême. Quelles que soient les barrières que l'on vous oppose, il est en votre pouvoir de les affranchir ; vous n'avez qu'à le vouloir. Passons maintenant à l'effroyable tableau de ce que vous avez été dans la société ; et puisqu'il est question, en ce moment, d'une éducation nationale, voyons si nos sages Législateurs penseront sainement sur l'éducation des femmes.
Les femmes ont fait plus de mal que de bien. La contrainte et la dissimulation ont été leur partage. Ce que la force leur avait ravi, la ruse leur a rendu ; elles ont eu recours à toutes les ressources de leurs charmes, et le plus irréprochable ne leur résistait pas. Le poison, le fer, tout leur était soumis ; elles commandaient au crime comme à la vertu. Le gouvernent français, surtout, a dépendu, pendant des siècles, de l'administration nocturne des femmes ; le cabinet n'avait point de secret pour leur indiscrétion ; ambassade, commandement, ministère, présidence, pontificat, cardinalat ; enfin tout ce qui caractérise la sottise des hommes, profané et sacré, tout a été soumis à la cupidité et à l'ambition de ce sexe autrefois méprisable et respecté, et depuis la révolution, respectable et méprisé.
Dans cette sorte d'antithèse, que de remarques n'ai-je point à offrir ! Je n'ai qu'un moment pour les faire, mais ce moment fixera l'attention de la postérité la plus reculée. Sous l'ancien régime, tout était vicieux, tout était coupable ; mais ne pourrait-on pas apercevoir l'amélioration des choses dans la substance même des vices ? Une femme n'avait besoin que d'être belle ou aimable ; quand elle possédait ces deux avantages, elle voyait cent fortunes à ses pieds. Si elle n'en profitait pas, elle avait un caractère bizarre, ou une philosophie peu commune, qui la portait aux mépris des richesses ; alors elle n'était plus considérée que comme une mauvaise tête : la plus indécente se faisait respecter avec de l'or ; le commerce des femmes était une espèce d'industrie reçue dans la première classe, qui, désormais, n'aura plus de crédit. S'il en avait encore, la révolution serait perdue, et sous de nouveaux rapports, nous serions toujours corrompus ; cependant la raison peut-elle se dissimuler que tout autre chemin à la fortune est fermé à la femme que l'homme achète, comme l'esclave sur les côtes d'Afrique. La différence est grande ; on le sait. L'esclave commande au maître ; mais si le maître lui donne la liberté sans récompense, et à un âge où l'esclave a perdu tous ses charmes, que devient cette infortunée ? Le jouet du mépris ; les portes même de la bienfaisance lui sont fermées ; elle est pauvre et vieille, dit-on ; pourquoi n'a-t-elle pas su faire fortune ? D'autres exemples encore plus touchants s'offrent à la raison. Une jeune personne sans expérience, séduite par un homme qu'elle aime, abandonnera ses parents pour le suivre ; l'ingrat la laissera après quelques années, et plus elle aura vieilli avec lui, plus son inconstance sera inhumaine ; si elle a des enfants, il l'abandonnera de même. S'il est riche, il se croira dispensé de partager sa fortune avec ses nobles victimes. Si quelque engagement le lie à ses devoirs, il en violera la puissance en espérant tout des lois. S'il est marié, tout autre engagement perd ses droits. Quelles lois reste-t-il donc à faire pour extirper le vice jusque dans la racine ? Celle du partage des fortunes entre les hommes et les femmes, et de l'administration publique. On conçoit aisément que celle qui est née d'une famille riche, gagne beaucoup avec l'égalité des partages. Mais celle qui est née d'une famille pauvre, avec du mérite et des vertus ; quel est son lot ? La pauvreté et l'opprobre. Si elle n'excelle pas précisément en musique ou en peinture, elle ne peut être admise à aucune fonction publique, quand elle en aurait toute la capacité. Je ne veux donner qu'un aperçu des choses, je les approfondirai dans la nouvelle édition de tous mes ouvrages politiques que je me propose de donner au public dans quelques jours, avec des notes.
Je reprends mon texte quant aux moeurs. Le mariage est le tombeau de la confiance et de l'amour. La femme mariée peut impunément donner des bâtards à son mari, et la fortune qui ne leur appartient pas. Celle qui ne l'est pas, n'a qu'un faible droit : les lois anciennes et inhumaines lui refusaient ce droit sur le nom et sur le bien de leur père, pour ses enfants, et l'on n'a pas fait de nouvelles lois sur cette matière. Si tenter de donner à mon sexe une consistance honorable et juste est considéré dans ce moment comme un paradoxe de ma part, et comme tenter l'impossible, je laisse aux hommes à venir la gloire de traiter cette matière ; mais, en attendant, on peut la préparer par l'éducation nationale, par la restauration des moeurs et par les conventions conjugales. "
2 — REPONSE MINISTERIELLE N°5128 DU 3 MARS 1983 JO SENAT DU 14 AVRIL 1983 PAGE 572 —
FEMMES : MODIFICATION D'ETAT CIVIL
M.Roger Poudonson demande à Mme le ministre délégué auprès du Premier ministre chargé des droits de la femme si elle envisage effectivement de proposer la suppression de l'usage « mademoiselle » ou « madame » qui définit la femme par son statut matrimonial ainsi que l'usage des mentions « épouse », « divorcée » ou « veuve ».
Réponse : l'existence des deux termes différents pour désigner les femmes mariées et celles qui ne le sont pas constitue une discrimination à l'égard des femmes puisqu'une telle différenciation n'existe pas pour les hommes. Elle semble indiquer que le mariage confère à la femme une valeur différente alors que la valeur de l'homme n'est pas affectée par cet acte juridique et social. Il me semble important de préciser que ces termes constituent un usage qu'aucun texte ne codifie. Leur utilisation n'entraîne aucune conséquence juridique. Il s'ensuit pratiquement que personne -organisme ou individu - ne peut imposer à une femme la mention madame ou mademoiselle. Il incombe aux intéressées de choisir la désignation qu'elles préfèrent. Il en va différemment du nom des femmes mariées. En effet, c'est la loi du 6 fructidor An II qui fonde le droit au nom des citoyens français et ce droit est le même pour les hommes et pour les femmes. Cette loi dispose dans son article 1er « Aucun citoyen ne pourra porter de nom ni de prénom autres que ceux exprimés dans son acte de naissance ». Aucun texte ne prévoit non plus que le mariage emporte changement de nom des époux. Les papiers officiels ne doivent donc pas comporter d'autre nom que le nom légal. L'apposition des mentions épouse, divorcée ou veuve, suivie du nom du conjoint est donc contraire à la loi. Qu'il s'agisse des termes madame ou mademoiselle, ou du nom des femmes, le droit positif actuel n'établit pas de discrimination, seuls des usages abusifs sont la cause des difficultés qu'un grand nombre de femmes éprouvent à faire respecter leur droit. Il est important que les femmes connaissent ce type d'information tant auprès des organismes qui pour différentes raisons doivent prendre en considération l'état civil des citoyens, qu'auprès des femmes elles-mêmes qui devant l'ignorance et la mauvaise foi, en viennent parfois à douter de leur bon droit.
3 — Gérard POMMIER , « La loi contre le nom du père » in Clinique lacanienne n°8, ERES, 2005.
4 — Germaine TILLION , Le harem et les cousins, Points, 1982.
5 — C. GUIONET & E.NEVEU, Féminins/masculin : sociologie du genre,Armand Colin, 2004.
6 — D'un Autre à l'autre, le 12mars 1969.
…La femme, on ne sait pas ce que c'est, inconnue dans la boîte ! sinon, Dieu merci, par des représentations, parce que, bien sûr, depuis toujours on ne l'a jamais connue que comme ça. Si la psychanalyse met justement quelque chose en valeur, c'est que c'est par un ou des représentants de la représentation, c'est bien là le cas de mettre en valeur la fonction de ce terme que Freud introduit à propos du refoulement, il ne s'agit pas de savoir pour l'instant si les femmes sont refoulées, il s'agit de savoir si la Femme l'est comme telle, et bien sûr ailleurs, et pourquoi pas en elle-même, bien sûr. Ce discours n'est pas androcentrique. La Femme dans son essence, si c'est quelque chose, et nous n'en savons rien, elle est tout aussi refoulée pour la femme que pour l'homme, et elle l'est doublement. D'abord en ceci que le représentant de sa représentation est perdu, on ne sait pas ce que c'est que la femme, et ensuite que ce représentant, si on le récupère, est l'objet d'une Verneinung car qu'est-ce d'autre qu'on puisse lui attribuer comme caractère que de ne pas avoir ce que précisément il n'a jamais été question qu'elle ait. Pourtant il n'y a que sous cet angle que, dans la logique freudienne, apparaît la femme : un représentant inadéquat, à côté le phallus et puis la négation qu'elle l'ait, c'est-à-dire la réaffirmation de sa solidarité avec ce truc qui est peut-être bien son représentant mais qui n'a avec elle aucun rapport. Alors ça devrait nous donner à soi tout seul une petite leçon de logique et voir que ce qui manque à l'ensemble de cette logique, c'est précisément le signifiant sexuel.
7 — Encore, Leçon du 20 mars 1973
C'est dans ce ne cesse pas de s'écrire que réside la pointe de ce que j'ai appelé contingence. La contingence, si comme je le dis elle s'oppose à l'impossible, c'est pour autant que le nécessaire c'est le ne cesse pas de ne pas s'écrire. Je vous demande pardon. C'est nécessaire qui, ici, nous introduit ce ne cesse pas. Mais le ne cesse pas du nécessaire, c'est le ne cesse pas de s'écrire. Or, c'est bien là l'apparente nécessité à quoi nous mène l'analyse de la référence au phallus. Le ne cesse pas de ne pas s'écrire, que j'ai dit par lapsus à l'instant, c'est l'impossible. L'impossible tel que je le définis de ce qu'il ne puisse en aucun cas s'écrire. C'est en quoi je désigne ce qu'il en est du rapport sexuel. Il ne cesse pas de ne pas s'écrire, mais la correction que, de ce fait, il nous permet d'apporter à l'apparente nécessité de la fonction phallique, c'est ceci: c'est que c'est réellement en tant que mode du contingent, c'est-à-dire que le ne cesse pas de s'écrire doit s'écrire, cesse justement de ne pas s'écrire.
C'est comme contingence, contingence en quoi se résume tout ce qu'il en est de ce qui, pour nous, soumet le rapport sexuel à n'être, pour l'être parlant, que le régime de la rencontre, c'est en ce sens qu'on peut dire que par la psychanalyse, le phallus, le phallus réservé comme aux temps antiques aux Mystères, a cessé de ne pas s'écrire. Rien de plus. Il n'est pas entré dans le ne cesse pas, dans le champ d'où dépendent la nécessité d'une part et, plus haut, l'impossibilité.
8 — Charles MELMAN, « transfert de travail » in La passe, le trimestre psychanalytique N°2-1992.
Le communautarisme
- Par LEBAUD J.
Nous allons ce soir aborder cette question spécifique du communautarisme. J'avais donné comme titre la controverse libéralisme — communautarisme qui montre bien les enjeux qu'il y a au niveau de la philosophie politique à l'heure actuelle. Je vais essayer de montrer les lignes de force de ce débat qui traverse la philosophie politique et morale depuis trente ans avec une présentation des différents courants.
Je me suis appuyé sur le livre de Renaud et Mesure: Alter ego. Les paradoxes de l'identité démocratique. L'intérêt de ce livre est dans son avant-propos qui fait soixante pages. A la lecture du livre, on se rend compte à la fin notamment que les choses deviennent un peu plus compliquées. Pour cerner la question, je vais vous présenter l'axe en présentant succinctement les thèses des différents courants. Je vais essayer de montrer à chaque fois ce que peuvent proposer les libéraux et ceux qui se réclament du communautarisme avec quelques définitions de départ concernant le courant du libéralisme, la question de la définition de qu'est ce qu'une communauté et plus spécifiquement d'aborder la question du communautarisme en présentant leurs thèses. Cela pour tenter de réfléchir autour de ce fait à savoir pourquoi cela fait autant peur. En France notamment cette question du communautarisme fait dresser les cheveux à certains qui se réclament de la République.
Nous allons réfléchir en s'appuyant sur quelques signifiants. Pour poser la question du libéralisme, c'est une tradition de pensée qui peut être datée du XIXième siècle même si bien évidemment il y avait eu auparavant d'autres versions du temps de la renaissance, de l'humanisme. Le libéralisme va se distinguer de la question du républicanisme, ça je crois qu'il faut le distinguer si on veut avoir une lecture correcte des choses puisque le républicanisme date des origines de la Rome antique et repris par Machiavel à la renaissance. Les grandes figures du libéralisme au XIXième siècle sont Adam Smith, Benjamin Constant. Ces courants libéralisme et républicanisme vont s'opposer sur deux domaines qui me paraissent particulièrement importants. Le premier est la conception de la liberté et le deuxième qui en découle qui est le fonctionnement de la société démocratique.
Sur la question de la liberté, à partir des travaux des philosophes politiques modernes, on voit apparaître deux distinctions, notamment dans les travaux d'un philosophe politique qui s'appelle Berlin qui a distingué la liberté négative et la liberté positive. La liberté négative c'est de pouvoir faire ce que l'on veut sans contrainte. On pourrait caractériser cette distinction comme la liberté des modernes. La liberté positive serait de participer à l'autodétermination collective de la communauté et d'être libéré de la faiblesse et de l'ignorance. Le courant libéraliste politique qui domine à l'heure actuelle va s'orienter du côté de cette liberté négative avec la notion d'un état neutre qui intervient le moins possible. Il y a des débats extrêmement pointus sur ces questions-là.Autour de la question de la liberté va se déployer la question de l'absence d'ingérence ou de la non domination. Ces deux distinctions vont être particulièrement importantes. Autre élément essentiel à souligner la question de l'articulation de la liberté et de la loi. Pour les républicains, la loi offre une sécurité contre la question de l'arbitraire à la différence des libéraux, qui concernant la question de la loi, font confiance au droit civil. La loi pour ces derniers est vécue comme une ingérence. Pour les républicains, la loi permet la liberté et donc ce serait du côté de la non domination. Je reviendrais sur cette question à la fin de mon propos sur l'articulation entre libéralisme et communautarisme.Le débat entre libéraux et communautariens a débuté autour de l'ouvrage de Rawls La théorie de la justice. J'essayerai de vous présenter de manière synthétique les thèses de Rawls. A ce propos il faut souligner un point particulièrement important dans ses travaux et dans ceux qui ont suivi son courant à savoir la prédominance de la question de la justice sur la question du Bien. Je vais maintenant tenter de donner une définition de la communauté. Nous pouvons reprendre les choses à partir d'Aristote avec ce concept koinonia qui englobe toutes les formes de socialisation de l'être humain avec une distinction systématique entre les différentes tentatives d'homogénéisation et qui englobe tous les différents types d'unions entre les humains. Vous avez ces deux termes qui au départ étaient communs la sociétas et la communautas.Dans ce mouvement de l'articulation de l'évolution de notre ère, le changement va s'opérer à partir de Hobbes et de Spinoza qui vont progressivement modifier la notion où c'était la nature qui prenait son rôle explicatif dans la socialisation humaine. Ce n'est plus vécu comme quelque chose qui serait de l'ordre d'une substance ou d'un objectif mais de l'ordre d'une fonction.Des auteurs comme Locke remplacent l'idée aristotélicienne de perfection comme fin par la question d'une société liée par un contrat, par un pacte et par l'introduction du concept de sécurité. Vous entendez les déplacements qui s'opèrent progressivement avec la notion d'idée de droit, de contrat social (Kant, Rousseau).Plus proche de nous dans la philosophie du XIXième, vous avez un auteur comme Ferdinand Tonnies, social-démocrate, qui a écrit un ouvrage qui s'appelle Communauté et Société qui date de 1887. Ce livre tente de définir ce qu'il en est de la question de la communauté et de la société. Ainsi très succinctement pour donner une définition, la communauté serait une forme de socialisation où nous aurions les mêmes valeurs, la langue, la nation, l'histoire, nous serions de la même extraction avec des degrés d'accord tacite et une approbation sur ces valeurs-là. La société serait plutôt du côté de sphères de socialisation avec des considérations d'ordre rationnel et objectif et dont l'objectif est de maximiser de manière réciproque la question du profit individuel.Cette notion, et particulièrement en Allemagne, a pris beaucoup d'importance. Ainsi en allemand, vous avez Gemeinschaft c'est la communauté et Gesellschaft c'est la société. Il existe notamment un courant qui était contre les Lumières c'est l'idéal romantique, la destruction du lien avec un auteur comme Herder. C'était un mélange de deux courants les romantiques et les conservateurs. C'est issu de cette sorte de conception rétrograde de la question de communauté qu'apparaît le Volksgemeinschaft. la communauté du peuple, dont on connaît ensuite l'idéologie nationale-socialiste. Donc d'entrée de jeu la question de la communauté opposée à la société libérale.
On pourrait considérer que c'est pour l'Europe puisque aux Etats-Unis au même temps, les choses se posent de manière différente. La question pour eux est de savoir jusqu'à quel point la société dotée d'une constitution démocratique pouvait perdre tout lien avec les communautés locales sans perdre les conditions d'existence, c'est-à-dire une tentative de co-existence. Il faut là aussi séparer les choses: En Europe, et notamment en Allemagne, il y avait cette conception rétrograde dont il me semble que nous en avons les traces dès que l'on parle à l'heure actuelle de communauté alors qu'aux Etats-Unis les choses ne sont pas vécues de la même manière, ni appréhendées pareillement par exemple dans les courants pragmatiques.Donc pour la question de la communauté, vous pouvez avoir trois utilisations de ce concept. Du côté de la philosophie morale, la communauté est à entendre comme les strates de valeur communes; du côté de la sociologie, la communauté est à entendre comme la constitution d'un groupe qui permet d'échapper à l'isolement social, besoin d'un groupe pour former justement une sorte d'identité, une identité collective. Au niveau politique c'est la question de la participation à la vie démocratique. Le pragmatisme américain c'est que plus l'attachement aux valeurs est fort plus on participe; voilà dans les grandes lignes la question de la communauté en tant que telle.
Le débat a vraiment pris forme en 1971 avec la parution du texte de Rawls The theory of justice. Rawls est un libéral de gauche. Auparavant dans tous ces textes la notion de justice, ou plus justement comme le rappelait Jean-Paul Hiltenbrand la notion d'équité, puisque déjà en 1967 la justice devait être comprise comme le résultat d'un processus de négociation au cours duquel les individus soucieux de leur propre intérêt établissent un accord sur un principe de base. Pour Rawls la théorie de la justice, c'est de définir les principes de justice qui devraient gouverner la structure de base d'une société juste.Il y a bien évidemment la question de la liberté qui est à l'œuvre et la priorité de la justice sur la question de l'efficacité et du bien-être. Il me semble que dans l'évolution de la philosophie il y a un point de bascule autour de la notion du Bien, comme l'avait indiqué Jean-Paul Hiltenbrand aux journées de Paris sur le phallus, avec cette modification du souverain Bien vers un bien qui serait plutôt du côté de la jouissance, ce point de bascule étant à situer chez Hobbes.On peut donner quelques principes de Rawls autour desquels la discussion va se jouer. Un des principes est que chaque personne a un droit égal, alors là j'insiste sur l'égalité puisque c'est un signifiant qui va intervenir de manière très importante. Il y a trois signifiants majeurs justice, bien et égalité — chaque personne a un droit égal au système total le plus étendu de base égale pour tous compatible avec un même système pour tous. Les égalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés dans la limite d'une justice et attachés à des fonctions et à des positions ouvertes. C'est le principe de la justice et de l'égalité des chances avec aussi cette notion qui pose des questions qu'on retrouve chez Rawls qui est celle du voile d'ignorance. Il part du principe que les individus ne connaissent ni leur identité, ni leur talent, ni leur goût.
C'est ça qui va lui être reproché par les communautariens (et ceci est le premier . point de controverse) qui disent: mais non! les gens sont inscrits déjà dans une société avec des valeurs, ils ne sont pas dénués de ce voile d'ignorance. Point extrêmement vif donc. Il part du postulat théorique que pour mener une bonne vie, il faut avoir les biens premiers c'est-à-dire la liberté, le respect de soi, la richesse et l'égalité effectivement à entendre comme équité. Ceci est le point de départ.Si vous vous plongez dans la littérature qui est énorme, bien évidemment les choses ne sont pas aussi tranchées. Vous avez d'un côté des libéraux tel que Rawls, Dvorkine qui sont les plus connus, d'autres comme Nagel et Stanlon qui ne sont probablement pas traduits en français et du côté des communautariens vous avez Sandel, Mac Intyre et Walser. Taylor dit deux teams. C'est toutefois difficile car chacun y va de sa propre thèse.Chez les communautariens, le problème qu'ils ont n'est pas du côté de la justice mais c'est la critique de l'individualisme. Ils pensent que la théorie de l'individu et du sujet, telle que je vous l'ai rappelée qui ne sont pas définis par leurs appartenances qu'elles soient économiques, sociales, ethniques, sexuelles (ça c'est la question des libéraux), cette conception du sujet ne tient pas compte des conditions réelles de la formation de l'identité. Ils disent que cette conception du sujet attribuerait à l'individu une faculté d'agir désengagée, libre, rationnelle qui rendrait impossible tout raisonnement pratique, tout jugement de ce qui peut et doit être fait dans un contexte donné.C'est un point particulièrement important dans la controverse. Taylor va même dire que cela vient provoquer la déliaison sociale, cet idéal individualiste poussé à son extrême. Pour les communautariens, il y a la notion de bien commun propre à la communauté. C'est d'ailleurs tout l'enjeu de la critique qui va être faite par les libéraux sur ces notions. C'est-à-dire: est-ce qu'on peut sortir de la communauté ou pas ? La communauté du fait de ses valeurs et des prescriptions qui sont faites autour de ce bien commun, si quelqu'un veut en sortir, comment doit-il faire?Vous avez aussi une notion importante qui est la question du moi enchâssée dans les pratiques sociales, c'est-à-dire inscrite de manière importante. Je vous cite Sandel : « notre identité est définie par certaines fins que nous n'avons pas choisies mais plutôt découvertes du fait que nous nous inscrivons dans un contexte social commun. » Voilà aussi quelque chose qui peut mériter de nous intéresser.Cela va aussi tourner autour de la notion de culture notamment si vous avez lu le livre de Renaud et Mesure. Ils tentent sur la fin de leur ouvrage une nouvelle façon, du côté libéral, d'exprimer les choses qui vont tourner autour de la question des politiques culturelles, du droit des minorités qu'on retrouve chez quelqu'un comme Kymlicka connoté communautarien mais libéral qui a écrit un livre sur le droit des minorités. Pour les communautariens, un état libéral est socialement non viable et destructeur des identités individuelles et collectives.
Il faut revenir sur ces oppositions sur la question du juste et du bien. C'est un point important puisqu'il semblerait que cela fait une ligne de partage entre les Anciens et les Modernes. La question de la priorité entre juste et bien est issue de Kant. Nous n'allons pas bien évidemment reprendre ça maintenant. Les choses sont complexes, mais il nous faut entendre que pour les communautariens la notion d'identité est associée aux notions des valeurs, de l'histoire, aux conditions socio-historiques.Je crois que cela nous intéresse, nous questionne particulièrement puisqu'on peut aussi se poser la question, en tout cas question que je me pose, sommes-nous, du côté de l'analyse, à défendre certaines valeurs? Il y a là une sorte de hiatus et si on lit Mesure sur la question de l'identité, la question de la définition de l'identité est très complexe puisqu'il va jusqu'à dire que l'identité est une notion vide. Ceci pose beaucoup de questions si on considère justement cette question de la quête d'identité. Il nous faudrait entrer dans le détail des différents courants, mais si on reprend le livre de Renaud et Mesure, il y a des notions sur ce qui nous intéresse particulièrement sur la quête d'identité puisqu'il semblerait que dans notre époque actuelle l'affirmation d'une identité commune, quelque chose qui serait inscrit et qu'on n'aurait pas à faire valoir, apparaît comme insuffisante. C'est un trait qu'ils remarquent.
Je vais m'arrêter là-dessus, je m'interrogeais en relisant mes notes sur l'intervention de Jean-Paul Hiltenbrand à Paris pour la présentation de son livre lors des journées sur le phallus, concernant la coexistence de deux types de discours, on l'a entendu samedi lors de la présentation du livre de Porge, le discours du maître ancien avec cette question du souverain bien et un nouveau type de discours du maître moderne pour le coup. Je me demandais si cette question de la quête d'identité ne venait pas à se loger à cet endroit-là dans cette confrontation, dans cette sorte de superposition qui n'est jamais totale, de ces deux types de discours.